Vinyle mourir
Toutes les photos sont de Jonas Reubens
Culture

Un dernier skeud à écouter avant de mourir

Si vous pouviez écouter un dernier disque avant de rendre l'âme, ça serait lequel ?
Adriaan Cartuyvels
Brussels, BE

Dans les Marolles à Bruxelles, le quartier où j'habite, les disquaires poussent comme des champignons. Les collectionneur·ses fanatiques diggent leurs joyaux personnels, lesquels ont souvent une histoire particulière. C'est là que naît ma curiosité : Et si vous pouviez écouter un dernier disque avant de rendre l’âme, ce serait lequel ? Laissez l'aiguille danser sur votre galette préférée une dernière fois, pour écouter God is a DJ en boucle en partant vers l'au-delà.

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J'ai rendu visite à quelques artistes, selectors et DJs pour mettre cette question sur la table.

XOGN – Tristan Cordier

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Shop: Dust Dealers

Tristan Cordier - XOGN - se définit lui-même comme un selector plutôt qu'un DJ. Son premier concert s’est déroulé au Magasin4, à la demande d'un ami DJ qui travaillait chez Arlequin, un disquaire à Sint-Gilles. Dans les années 1990, Cordier a commencé à organiser des soirées solo, envoyant des décibels sur du triphop, de la jungle et pas mal de drum'n'bass dans les rues de Bruxelles. Après avoir baigné dans la musique africaine de Dakar pendant plus de dix ans, Tristan est revenu à Bruxelles. « Le déclic pour moi a été Kiosk Radio, dit-il. J'ai rencontré Mickey [de Kiosk, NDLR] au marché aux puces où je vendais des disques. Il m'a demandé si je voulais jouer un jour. » Le troisième jour après l'ouverture, XOGN a joué un set au Kiosk et est ainsi devenu l'un des premiers résidents du sauna. 

« J'ai choisi la BO du film Rumble Fish de Francis Ford Coppola, un choix facile pour moi. La musique est de Stewart Copeland, le batteur de The Police. J'ai cash été super fan. C'est pas le meilleur album ni la meilleure bande originale du monde, mais en tant qu'ado, cette musique était super importante pour moi. Ç'a changé ma vie. Après avoir vu le film, j'ai voulu devenir réalisateur. J'ai déménagé à Bruxelles pour me lancer à l'INSAS. J'ai pas réussi les examens d'entrée mais j'ai continué à vivre ici. J'ai eu un coup de foudre pour la ville, j'ai rencontré ma femme et tout m'a mené là où je suis maintenant. Ce film m'a montré la voie.

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J'ai vu le film pour la première fois avec mon petit frère quand j'avais 16 ans. Au moment de sortir du ciné, je pouvais plus prononcer un mot. J'étais complètement abasourdi. C'est l'un des premiers films avec Mickey Rourke et ce type est directement devenu mon idole. Dans le film, les deux personnages principaux, deux frères, ont une relation difficile. Dans une des scènes, Rourke dit à son frère : “J'aimerais être le frère parfait pour toi, mais désolé, je ne le suis pas.” C'était puissant parce que je ressentais exactement la même chose par rapport à mon petit frère. Seulement, j'avais jamais trouvé les mots pour l'exprimer.

Ma scène préférée et la chanson qui l'accompagne c’est Our Mother Is Alive. Rusty James, le plus jeune des frères, participe à une baston et finit par mourir. Il gît sans vie dans la rue. Son âme s'élève de son corps et survole la ville. Il s’en va apaiser sa petite amie qui pleure puis s'envole aussi vers un bar où tous ses amis sont assis ensemble pour lui porter un dernier toast : “Cheers, we love you”. Quand j'ai vu ça, je me suis dit : “Je veux aussi mourir comme ça, en volant au-dessus de la ville et en voyant tout le monde me pleurer”. Ta question était de savoir quel disque je veux écouter avant de mourir, c'est définitivement ça ma réponse. Je veux l'entendre pour pouvoir me souvenir de mon film préféré à ce moment-là. Le premier et le dernier disque de ma vie. »

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LA DAME - Erica

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Avec plus de vingt ans d'expérience derrière les platines, La Dame est un nom bien connu dans le paysage musical. Elle est née en France et a vécu au Canada, au Brésil, au Portugal et en Espagne. Tous ces endroits ont contribué à façonner son propre son : « Je suis DJ et un productrice éclectique avec un son global. Je joue de la bossa nova et du jazz, mais aussi du hip-hop et de la bass music, comme du UK garage, de la dubstep et la rave music des années 90. Je joue aussi beaucoup d'afro house et de musique brésilienne. » Elle vit actuellement à Bruxelles. Au début, elle était sceptique, mais aujourd'hui, rien ne l'arrête : « J'adore vivre ici, la ville me surprend à chaque fois. La scène de la musique électronique est tellement grande et diversifiée. »

« Le disque que j’ai choisi s'appelle Hotmosphere de Dom um Romão, un percussionniste et batteur du Brésil. Il a joué de la batterie pour de nombreux artistes célèbres. C'est le premier album qu'il a composé, le titre Hotmosphere est parfaitement adapté : prendre un élément du cosmos et en faire quelque chose de chaud ou de stupéfiant. Cet album représente beaucoup pour moi, j'en utilise même le nom pour mon émission mensuelle sur la radio française RadioMeuh, qui est entièrement consacrée à la musique brésilienne.

Chaque chanson a une atmosphère très particulière. Dans Excraves de Jo, ça parle du colonialisme et des conditions de travail difficiles des esclaves. L’artiste décrit le moment où, après une longue journée, les esclaves sont autorisé·es à arrêter de travailler et à rentrer dans leurs baraquements. Un sujet triste, mais amené avec beaucoup de rythme. Pour moi, ça caractérise bien la musique brésilienne. Dans la tristesse il y a de la joie et dans la joie il y a de la tristesse.

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Amor em Jacuma parle de ce qu'on appelle là bas paquera, un flirt. Un garçon demande à une fille de l'accompagner à la plage. Toute la chanson parle de sexe, mais c'est pas explicitement mentionné. Mon petit ami vient du Portugal et a essayé de comprendre les paroles lorsque je lui ai montré le disque. Il a pas tout compris, parce qu’il y a beaucoup d'argot brésilien que les Portugais·es n'utilisent pas, surtout quand il s’agit de mots à caractère sexuel. En fin de compte, on voulait savoir ce que ces mots signifiaient, alors j'ai pas eu d'autre choix que d'appeler mon ex qui lui vient du Brésil pour lui demander. Il a tout traduit, a bien ri et m’a dit : « Désolé de ne pas t'avoir appris ces mots.

Caravan est aussi très bien. C’est une reprise du classique de jazz de Duke Ellington, mais super uptempo. Il y ajoute beaucoup de congas et de tambours, comme la Cuíca, un instrument brésilien bien connu. Avant d'écouter de la musique brésilienne, je connaissais pas grand chose au jazz. Mais ça m'a ouvert les portes du genre.

Ce qui rend l'album si unique pour moi, ce sont les différents styles. Chaque chanson ta plonge dans une atmosphère et une ambiance émotionnelle totalement différentes. Les musicien·nes brésilien·nes ont ce talent unique. C'est ni une musique intellectuelle ni une musique froide, mais au contraire ce sont des sonorités très chaleureuses. »

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OJOO GYAL - Manal

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Ojoo Gyal est le new DJ on the block à Bruxelles. On doit aussi remercier son frère qui était réticent à l’idée de partager sa propre collection de musique ; elle a donc dû aller la chercher elle-même. Malheureusement, c’est pas facile de trouver de la musique électronique au Maroc : « Je me souviens être entrée pour la première fois dans une Fnac à Rabat et avoir vu un disque de Oneohtrix Point Never. Avoir cet album physiquement dans mes mains, c'était magique. » Petit à petit, son monde s'est ouvert : « Ma première scène en Europe, c'était en 2020, pour un concert dans un festival à Rotterdam. Quand j'ai reçu mon cachet, je suis allée chez un disquaire et j'ai dépensé au moins le double. C'était génial d'entrer en contact avec tous ces noms qu'on ne voit normalement qu'en ligne. » La musique l'a incitée à déménager pour de bon et, il y a quelques mois, elle s'est retrouvée à Bruxelles. 

« Le disque que j'ai choisi s'appelle Form Grows Rampant de The Threshold HouseBoys Choir. C'est le premier projet solo de Peter "Sleazy" Christopherson du groupe Coil, après le décès de son partenaire John Balance. J'ai été une fervente fan de Coil pendant longtemps. Je les ai découverts en diggant dans les sons de musique industrielle. Au début, j'osais pas vraiment les écouter. Je me sentais comme dans le syndrome de Stendhal, quand on a peur d'un art parce qu'il est trop grandiose pour soi.

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Le projet est d'abord sorti en DVD. Les images viennent du festival végétarien GinJae, à Pukhet (Thaïlande). C’est un rituel au cours duquel les gens se transpercent la peau avec n'importe quoi : des couteaux tranchants aux pièces de bicyclette, voire des armes à feu. À première vue, ça semble très violent, mais le but est de se protéger, ainsi que toute la communauté, des mauvais esprits. La vidéo vous saisit vraiment, elle transcende toute l'approche de la violence.

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La musique qui l'accompagne est tout aussi folle. Les voix sont générées par ordinateur, mais, étrangement, elles sonnent très humaines. Une vraie aery vibe. Plus on écoute et plus on perd toute notion du temps, de l'être, de soi. Quand je serai sur le point de mourir, c'est le sentiment que je voudrais avoir. Assurez-vous d'avoir de bons haut-parleurs, un écran et des personnes qui savent ce qu'il en est. Ce rituel transcendera votre moi intérieur. La façon dont il manipule les oscillateurs et les filtres, créant ce son industriel brut tout en donnant une impression d'organicité... C'est comme si ce son provenait du paradis.

J'ai souvent pleuré en l'écoutant. Entre bonheur intense et tristesse profonde. J'ai rarement retrouvé ce mélange de sentiments dans ce qui sort aujourd'hui. Cette sensation de “Whooo”, complètement submergée par mes émotions, un feu interne qui me pousse à faire plus que simplement écouter. Pour moi, c’est difficile de décrire ça uniquement avec des mots. Lorsque je suis avec des gens qui ne connaissent pas le projet et que je constate qu'ils sont sur la même longueur d'onde, je ressens le besoin de partager ça : « Hey, assieds-toi, ne bouge pas et écoute ça. C'est juste trop bon. »

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PIPPIN - Pepijn

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Quelque part à Ixelles, entre l’agitation de la ville et la paix de la forêt de Soignes, vit le producteur et DJ Pippin. On le retrouve régulièrement derrière les platines de Kiosk Radio, en résidence au Botanique ou encore à la réal’ d'innombrables productions pour IKRAAAN, MEYY, Tessa Dixson, Martha Da'Ro et Dushime, entre autres. En plus, il dirige le collectif Noannaos avec Susobrino et Ashley Morgan. « On essaie de créer une communauté à Bruxelles, où on peut connecter les artistes avec des jam sessions, des sessions d'écoute… », dit-il. Réunir des personnes créatives, c’est le fil conducteur de sa vie, comme récemment au Decoratelier à Bruxelles, ou un peu plus loin à Londres, avec Noannaos : « Faire de la musique c’est une chose, travailler avec des personnes qui viennent de différentes disciplines artistiques, c'est ça qui me donne vraiment de l'énergie. »

« J'ai choisi Keith Jarret. Il a réédité plusieurs morceaux de Bach sur son album The Well-tempered Clavier Book. T’avais ce disque en fond sonore quand je suis né à la maison. Mais mon album préféré, et celui que je veux écouter avant de mourir, c’est Changeless ; un album live que Jarret a enregistré lors d'un concert à Denver avec Gary Peacock (violoncelle) et Jack DeJohnette (batterie). Ce serait bien si la naissance et la mort étaient liées par ce biais.

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Pour moi, le cadre idéal pour écouter ce disque, c’est entouré de nature. En France, on avait une maison familiale dans les montagnes, loin de toute ville ou village. Il y a quelque temps, j'y suis allé avec un groupe de musicien·nes, on a organisé des séances d'écoute sous les étoiles ; allez checker le projet Cucuron pour en savoir plus. La façon dont on ressent la musique dans ces moments-là est vraiment folle. Si je pouvais, j'écouterais toujours la musique de cette façon.

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L'album a été enregistré en 1987, mais la forte personnalité de Jarret rend cette musique vraiment intemporelle. Les gens y reviennent sans cesse, on ne se perd pas dans la masse. Ecstacy c’est vraiment mon titre préféré du disque. Avec la montée en puissance du piano et de la batterie, la chanson ressemble à une tempête qui s'annonce et qui va frapper fort. Quand je l'écoute, j'ai l'impression d'être au milieu de cette tempête justement, ça déclenche en moi des émotions difficiles à expliquer. Je vis vraiment cette musique de manière thérapeutique. Il y a quelque chose de mystérieux dans la façon dont ce langage musical peut vous toucher si profondément. C’est sûrement dû au fait que pendant les enregistrements en direct de ce disque, il crie et gémit à différents moments, on dirait qu'il est en extase. Je trouve ce sentiment primitif très émouvant.

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La musique de Jarrett m'a beaucoup inspiré dans ce que je fais maintenant. Je pense que la musique qui vous touche en tant que créateur sera inévitablement incluse dans votre processus de création. Pendant les shows, j'essaie aussi de créer une sorte d'espace dans lequel je peux me perdre. J'avais l'habitude de le faire au piano, mais aujourd'hui j'utilise de plus en plus d’instruments électroniques, et souvent en improvisant. J'ai l'impression que je peux libérer beaucoup de choses quand je suis derrière le piano. Je peux me laisser aller. Ça me donne un sentiment de liberté, complètement à l'écart de mes pensées. »

SPIRITE - Myriam

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Spirite est une artiste originaire de Montréal, mais elle vit à Bruxelles depuis 2010. Elle aime réunir différents éléments pour réaliser de nouvelles créations : en céramique, sur papier et dans ses sets de DJ. Elle n'a découvert la musique électronique qu'à Bruxelles, mais une fois qu'elle a été touchée par le style, elle ne l'a plus lâché. « Quand je suis arrivé en Belgique, je suis beaucoup sortie. Au début, je trouvais la musique monotone, au bout d’un moment, quelque chose a fait tilt et j'ai plongé dans le bain sans fin de la musique électronique ». Elle travaille également avec Sara Dziri et Yasmine Damak, entre autres, dans le collectif Not Your Techno. « On essaye de promouvoir la visibilité des femmes, des artistes LGBTQIA+ et POC, dit-elle. Cette nature éclectique se retrouve aussi dans la musique. On se concentre pas sur un seul genre, mais on invite des artistes ayant chacun·e une voix unique. »

« L'album que j’ai choisi s'appelle Person Pitch de Panda Bear. J'ai découvert ce disque bien avant de commencer à écouter de la musique électronique, par le biais d'un des blogs de musique que je suivais à l'époque. C’est un projet solo de l'un des membres du groupe indé Animal Collective, un groupe influent à l'époque. Après cette sortie, ils ont utilisé beaucoup plus de sons électroniques dans leur musique. Cet album solo a vraiment été un point charnière pour le groupe.

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L'album me calme complet. Je souffre parfois d'insomnie et cet album est vraiment ma référence quasi thérapeutique dans ces moments-là. C'est comme un bon ami qui me réconforte. En même temps, l'album est très deep. Ça chante sur les moments difficiles de la vie, mais il y a aussi des éléments assez spirituels. Ce disque me rend à la fois heureux et triste, il me fait souvent pleurer quand je l’écoute, mais il a toujours une certaine connotation positive.

La chanson Pony Tail parle de développement personnel. Lorsque j'ai commencé à l'académie des beaux-arts de Montréal, au début de la vingtaine, je me posais toutes sortes de questions sur moi-même, je me sentais pas bien dans ma peau à cause de ça. Inspirée par cette chanson, j'ai réalisé une sérigraphie avec un extrait des paroles : « When my soul starts growing I am as I want to be ». Maintenant que j'y repense, c'est un peu ringard.

L'album est sorti en 2007 mais il sonne toujours aussi novateur. Il utilise tellement d’éléments différents. Maintenant que je suis moi-même DJ, je peux entendre le côté technique dans la fabrication de la musique encore mieux qu'avant. Au fil des années, j'ai découvert différents aspects de l'album. Par exemple, la façon dont il rassemble des échantillons de toutes sortes de genres. C'est exactement ce que j'essaie de faire : j'emmerde les genres, je ne joue que de la musique avec une âme. »

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