La Ville oubliée

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La Ville oubliée

Ancien grand port de commerce, Sulina, en Roumanie, n'est aujourd'hui plus qu'un territoire insulaire abandonné à lui-même et à la pauvreté.

Sulina est une petite ville insulaire de Roumanie, accessible uniquement par bateau, située à l'embouchure du Danube, sur la mer Noire, à 300 km de la capitale Bucarest. Jusqu'au début du siècle dernier, date de fermeture de la Commission européenne du Danube, son port a représenté un endroit stratégique pour le commerce international. Ainsi, la région fourmillait de négociants étrangers, le français y était la langue officielle et on pouvait y compter de nombreux consulats et lieux de culte.

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Depuis la fin de cette époque faste, la ville, porte orientale de l'Europe, n'a cessé de croire en sa rédemption. Pourtant, aujourd'hui, de ce passé, ne restent plus que quelques traces architecturales, une fierté et une nostalgie fortes et le cimetière qui témoigne de l'ancienne présence de nombreuses communautés.

Photos de Julien Pebrel/MYOP

Accompagné de la journaliste Anaïs Coignac, Julien Pebrel, photographe membre de l'agence MYOP, s'y est rendu à cinq reprises ces dernières années. « J'ai découvert ce lieu dans un livre intitulé Balkans Transit dans lequel les auteurs concluent leur voyage à travers les Balkans à Sulina, explique-t-il. J'avais trouvé les quelques pages consacrées au village très belles. J'y suis brièvement passé une première fois à l'été 2008 pendant un voyage en Roumanie – mais il s'agissait là plus d'un voyage avec un appareil photo qu'un vrai travail photographique. On m'avait dit de revenir en hiver pour découvrir le vrai Sulina. J'y suis donc à nouveau allé en novembre 2009, dans le contexte des 20 ans de la révolution, puis en 2011, 2013 et 2015. »

Si la ville a connu une période de vitalité économique sous Ceaucescu, la grandeur d'antan n'a jamais été retrouvée. « Durant l'époque communiste, il y avait un chantier naval, une flotte de pêche, une grosse usine de transformation de poisson et une industrie agricole, précise Pebrel. Avec l'éloignement du continent, les gens ici disent avoir moins ressenti la pression qu'exerçait la securitate [la police politique secrète de Roumanie, NDLR]. Il y avait aussi du travail et de quoi manger. »

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« Le premier coup d'arrêt de ce renouveau économique a été la construction du canal Danube-mer Noire, plus au sud, qui a diminué le trafic du port, explique le photographe. Puis, après la révolution de 1989, tout a fermé. L'usine aurait été rachetée pour rien par un mec qui a tout revendu, le chantier naval désosse aujourd'hui des bateaux avec un rythme bien moins important qu'avant et il n'y a plus de flotte de pêche. Ne restent plus que quelques mecs qui n'ont pas les moyens de se payer des bateaux pour aller en mer et qui pêchent de moins en moins dans le delta depuis qu'il est protégé et qu'il a été surexploité. Étant donné qu'il n'y a toujours pas de route qui relie la ville au reste du continent, aucune usine ne revient s'installer là. »

Malgré ce marasme ambiant, les quelque 3 000 à 3 500 habitants actuels y survivent tant bien que mal grâce au tourisme estival. « L'ambiance en été est assez cool, selon Pebrel. Les touristes et les locaux s'y croisent ; il y a des bars et des terrasses ; la rue pavée du bord du fleuve est agréable. La plage est assez tranquille, avec ses deux bars, et il y a toujours un peu de gens qui y sortent ou qui y campent le soir. C'est aussi la saison des excursions dans le delta. L'ambiance est totalement différente en hiver. Il n'y a plus grand-chose qui tourne et les gens vivent avec l'argent qu'ils ont pu se faire l'été – en louant une chambre, leur barque ou des vélos, en travaillant dans les restaurants, les bars ou les quelques hôtels, etc. Certains continuent néanmoins à travailler dans les épiceries, à la mairie, à l'administration du port ou à la police des frontières. C'est le village dans sa configuration naturelle. »

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De ces voyages, le photographe a été marqué par plusieurs rencontres, et notamment celle avec Varvara (ci-dessus), qui vit à Cardon, un village voisin de Sulina. « Je l'avais découverte dans le documentaire "Asta e" et je l'ai retrouvée en 2013 pour la photographier. Elle est morte un mois après cette image. J'ai aussi rencontré Marian, un jeune que je croise dans les rues de Sulina depuis que j'y vais. Il traîne toujours sur la rue principale avec son air enfantin, innocent, un peu ailleurs, pour taxer des clopes. En 2015, j'ai été le photographier chez lui. Il vit dans un petit appart avec son père qui est malade. Je suis repassé plus tard le même jour chez lui ; il n'y avait plus de lumière et il était défoncé à la colle. J'ai compris d'où lui venait cet air innocent. Il y a quelques années, j'ai aussi rencontré Valentin, un pêcheur qui m'a sorti son accordéon de la période communiste durant laquelle il était musicien. Il a commencé à jouer des vieux airs de mariage », se souvient le Français. Différents personnages et une glorieuse histoire qui font de Sulina une ville à la fois si typique et si singulière des campagnes d'Europe de l'Est, ces territoires bloqués entre un « passé idéalisé dont il faut se défaire » et un « futur fantasmé qui n'arrive pas » – et qui n'arrivera probablement jamais.

Le travail de Julien Pebrel consacré à Sulina sera exposé jusqu'au 14 mai à la galerie 247, située au 247, rue Marcadet, à Paris.

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Retrouvez Julien sur son site.
Texte : @GlennCloarec