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LE NUMÉRO DE L'ENFANT-DRAGON

La schizophrénie pour les bébés

Il y a plus d'un siècle, le psychiatre suisse Paul ­Eugen Bleuler inventait le terme « schizophrénie »

Il y a plus d’un siècle, le psychiatre suisse Paul ­Eugen Bleuler inventait le terme « schizophrénie » pour décrire une maladie mentale dont les symptômes ­incluaient hallucinations, états catatoniques, paranoïa aiguë et pensée désorganisée. Il aspirait à soigner ces personnes qualifiées de « tarées ». Depuis, la science a développé des traitements, mais les origines de la maladie demeurent inconnues et la manière dont les médias représentent les schizophrènes est scandaleusement négative.
Pour avoir une idée de la véracité du portrait que Hollywood dresse de la maladie mentale, j’ai demandé à quatre gentlemen diagnostiqués schizophrènes, bipolaires ou atteints de troubles schizo-affectifs de regarder des films qui mettent en scène des personnages pathologiquement « fous ». Tous les quatre sont des membres accomplis de notre société : Curtis Plum est un rappeur signé sur Famous Records ; Erik Leavitt a écrit un bouquin sur son expérience avec la maladie mentale ; Otis Crook est un musicien, écrivain et artiste en vogue ; Matt Bodett, quant à lui, est peintre. Voilà ce qu’ils en pensent.

STRANGE VOICES
Depuis sa diffusion à la télévision en 1987, Strange Voices est considéré comme le film de référence sur la schizophrénie. Nancy McKeon y interprète Nicole, une jeune femme qui voit son rêve de devenir architecte mis en péril lorsque l’ordinateur de son père commence à lui parler. Elle passe le reste du film à entrer et sortir d’hôpitaux psychiatriques et à prendre ou arrêter de prendre des médicaments. Otis Crook : Ce qui m’a énervé dans ce film, c’est cette possibilité de s’enfuir des hôpitaux. Quand tu te retrouves dans ce genre de centre, c’est beaucoup plus surveillé que ça, tu n’as aucune chance de t’échapper. Erik Leavitt : Si tu souffres de schizophrénie, peu importe la nature de ton trouble, c’est ce qui motive toutes tes actions aux yeux des gens. Je me rappelle avoir passé le test de Rorschach dans l’hôpital psychiatrique de ma région. Je fixais les formes et je me disais : « Ce serait quand même marrant si je disais que chacune d’elles me faisait penser à moi couchant avec ma mère » – le truc le plus freudien et con que je pouvais trouver. Mais je voyais bien qu’ils m’examinaient avec la plus grande attention, qu’ils analysaient la moindre de mes paroles, et j’ai réalisé qu’une telle ironie serait interprétée soit comme une confession, soit comme une manifestation de ma « folie ». En l’espace d’une semaine, la personne complexe que j’étais s’est transformée en une caricature. Nicole est cette même caricature. Elle est la maladie personnifiée, rien de plus. MANIAC
Film gore intégral, Maniac dépeint la vie d’un psychopathe, Frank, qui se promène en scalpant un bon nombre de filles sexy. Relax. (Voir aussi : Black Christmas, Bleading Lady, Nightmare in a Damaged Brain, etc.) Les gens avec une personnalité schizoïde n’ont généralement pas d’hallucinations et ne sont pas paranoïaques (ça ressemble souvent à l’autisme ou au syndrome d’Asperger), mais Frank est atteint des deux symptômes. Erik : Le monologue dans la tête de Frank est prononcé par la voix de Frank. Normalement, ça devrait être la voix d’un autre. Et bizarrement, Frank est d’accord avec cette voix. Une personne atteinte de schizophrénie ou d’une autre maladie mentale est généralement hostile aux voix qu’elle entend. Qualifier Frank de « schizoïde » revient à arrêter d’appeler tous les Latinos « Mexicains » et commencer à dire « Portoricains » parce que ça sonne mieux et que c’est plus politiquement correct. Otis : Je déteste quand les médias se plaisent à raconter que les auteurs de massacre sont bipolaires. Dans le cas de ce film, on explique sur la jaquette que le tueur est schizoïde, sous-­entendant que les personnes souffrant de ce trouble sont plus à même que les autres de scalper des femmes et de les transformer en une poupée qui ressemble à leur mère décédée. Curtis Plum : Pendant mon séjour à l’hôpital, j’ai eu beaucoup de compagnons de chambre bipolaires et schizophrènes qui ne prenaient pas de médicaments. Certains étaient dans un autre monde, très loin – et je l’étais aussi, parfois – mais je ne me suis jamais senti menacé par l’un d’eux. Il n’y a eu aucune altercation entre les patients pendant mon séjour. On était pourtant enfermés dans des espaces confinés ; on avait toutes les raisons d’être agressifs. Assimiler la « folie » à une forme de danger, c’est complètement fallacieux. THE CAVEMAN’S VALENTINE
Focus Features a pensé que ce serait une bonne idée de faire un film dans lequel Samuel L. Jackson jouerait un schizo­phrène nommé Romulus. Ce dernier devient un « Sherlock Homeless » (expression d’Erik) et enquête sur un meurtre mystérieux. Pour résoudre cette affaire – en fait un crime ­homosexuel passionnel – il a recours à sa formation classique de piano. La performance de Jackson joue sur l’archétype du « fou génial » en proie à des hallucinations où il est question de louloutes dotées d’ailes blanches en train de danser à poil. Elles reviennent très souvent dans le film. Matt Bodett : Avant d’être diagnostiqué, un psychiatre m’a fait faire un test pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas. Mon test s’est avéré normal, à part le résultat pour la partie « schizophrénie ». Le psychiatre m’a dit que les gens créatifs avaient tendance à avoir ce genre de résultats. Ce n’est pas le cas avec ce personnage du « fou génial » qu’est Romulus : il ne se crée aucun « personnage », c’est lui de bout en bout. Erik : Ce film nous renvoie à de très vieux présupposés sur la folie – notamment qu’elle offrirait au malade une vision pure du monde et lui permettrait de comprendre ses vérités. Les visions de Romulus ne le fourvoient jamais. Mais les responsabilités qu’elles impliquent lui compliquent la vie. Romulus n’est pas délirant : il est clairvoyant. La clairvoyance figure-t-elle dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ? Curtis : Certains films font de la maladie mentale un atout. C’est des conneries. Premièrement, ça minimise la maladie. Et deuxièmement, de nombreux malades ne sont pas du tout des créatifs. Le mythe du « fou génial » a peut-être été inventé par des personnes qui cherchaient à expliquer leur manque de créativité, genre : « Si seulement j’avais une maladie mentale magique ! » C’est complètement con. UN HOMME D’EXCEPTION
Le Saint Graal des films sur la schizophrénie ; le modèle pour tous les scénaristes en herbe qui veulent montrer le côté sensible des maladies mentales. Tous les forums sur la schizophrénie ­citent Un homme d’exception comme la référence en la matière. Curtis : Lorsque j’avais des hallucinations, j’étais conscient que ce que je voyais n’était pas réel. Le fait que John Nash ait des amis imaginaires pendant très longtemps et que personne ne s’en rende compte paraît très improbable. Ça ne correspond pas à mon expérience. Je ne remets pas en question le fait qu’il ait vu des gens lors de ses hallucinations – ça a été mon cas – mais son pote imaginaire lui donne plein de conseils positifs, et est dépeint comme un genre d’atout. Mes illusions n’étaient pas des atouts. Matt : Un homme d’exception est une exception parce que c’est une histoire vraie. J’aime beaucoup ce film. Il rend la ­maladie humaine. Le problème, c’est que le film ne montre qu’une infime partie de ce qu’était réellement sa vie. Elle était bien plus compliquée que ce qui en est montré. Erik : Quand je perdais la boule, j’avais toujours peur que quelqu’un me traite de fou. Je restais conscient que la « folie » était une mauvaise chose. La volonté de paraître crédible fait partie de la paranoïa. Dans ces films, personne n’essaie de se protéger. Ces gens-là ne se cachent jamais dans la salle de bains pour péter un plomb. Ils perdent immédiatement leur sens de la honte. THE DARK KNIGHT : LE CHEVALIER NOIR
Certains des sbires du terrible Joker – notamment celui qui a un téléphone qui explose dans son estomac – ont des comportements clairement schizoïdes. Dommage que jamais personne n’ait ­remarqué ce point-là, qu’il s’agisse des critiques ou du public. Curtis : Le film m’a agacé parce que le Joker engage une bande de psychotiques pour exécuter l’une de ses attaques. Ils sont représentés comme des personnes obéissantes et ­influençables, tellement désespérées qu’elles sont prêtes à tout et accomplissent des tâches qui impliquent du tact, de l’aplomb, de la ponctualité et une capacité à suivre des instructions à la lettre. Les psychotiques sont tout l’opposé. Si j’avais un épisode psychotique et que vous me demandiez d’ouvrir le tuyau d’arrosage dans 45 minutes, je ne le ferais pas. Je mettrais 10 minutes juste pour trouver mon portefeuille, même s’il était posé juste devant moi. Le film dit que ces mecs sont fous, mais ils agissent comme des voyous ordinaires. Ça revient à dire qu’un malade mental est une personne comme les autres. Même lorsqu’il s’agit d’un criminel. Erik : Les illusions, les hallucinations et la psychose me pétri­fiaient, elles ne me rendaient pas violent. Les choses qui m’effrayaient étaient si puissantes et ingérables que je n’aurais jamais pu élaborer un plan pour les affronter. Sortir de la maison pendant une crise, c’est déjà une épreuve. S’attaquer à Batman est donc inenvisageable.