D’où ce passionnant essai qui, sous la forme d’une enquête, remonte aux origines électriques de l’idée d’intensité, et déroule avec fluidité un fil qui relie les figures du libertin, du bourgeois et enfin de l’ado énervé à guitare, ses trois incarnations historiques. On croise aussi le long de ce chemin tortueux les phénomènes contemporains d’addiction, de musique improvisée ou encore de la quantification croissante du sport. Lorsqu’on rencontre Tristan Garcia dans un café à Stalingrad, il évoque à demi-mot une suite : deux autres volumes, politiques et métaphysiques, viendront dès octobre s’y adjoindre. Et amplifier ce premier volet qui renoue avec l’ancestrale discipline de l’éthique, sans jamais pourtant faire de morale ni donner de leçons, mais en tentant au contraire de se dépêtrer des figures d’autorité qui monopolisent actuellement, et peut-être plus que jamais, le champ de la parole publique.L’intensité : cette notion que vous isolez ici pour la première fois traverse néanmoins vos précédents livres, comme une présence souterraine mais néanmoins cardinale. En quoi vous paraît-elle cruciale?La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà – plus et mieux.
Pour moi, l’intensité est d’abord un terme hérité de mes lectures adolescentes : Deleuze, Bergson, un peu de Nietzsche et de Derrida. Puis, dans un second temps, je me suis rendu compte que le terme a fini par devenir un mot-clef que l’on emploie sans plus l’interroger, et moi le premier, pour désigner toutes sortes de valeurs qui se rapprochent du réel, du vrai, ou de ce qui n’est pas construit. Alors que nous héritons d’une configuration où tout a été interrogé par la pensée critique, j’ai fini par me demander si ce n’était pas notre talon d’Achille, notre dernier point aveugle. L’intensité a toujours été une ontologie par défaut pour ceux qui ont voulu ne pas en avoir. Ma démarche est donc archéologique, pour tenter de mettre à nu les rouages du dernier des principes hérités de l’âge classique et de la modernité à n’avoir pas encore été remis en cause. Cette intensité, d’où vient-elle ? Pourquoi n’a-t-on pas toujours parlé le langage de l’intensité ? Comment ce concept s’est-il vraiment formé dans la pensée occidentale ? Quelle est l’image qui l’a accompagné ?
C’est une vraie question, d’autant plus qu’au départ, j’étais parti sur un livre beaucoup plus technique, centré autour du concept philosophique d’intensité. Mais quelque chose ne fonctionnait pas. Choisir la forme de l’essai est un mouvement stratégique. Je pense que l’espace de l’époque est structuré par plusieurs lignes de front, où la pensée est alternativement en contact avec la vieille modernité, le contemporain et la réaction. Ce livre, j’ai fini par comprendre qu’il fallait qu’il soit tourné vers la réaction. Pas seulement vers les réactionnaires – ce n’est pas un livre pour Eric Zemmour – mais vers la part de réaction qui est en nous, celle qui est déçue par les promesses modernes forgées au XVIIIe siècle et leur conception de l’individu et de l’émancipation. Derrière le concept métaphysique d’intensité, il m’a semblé qu’il y avait une promesse plus large : une promesse éthique, donc de vie, qui consiste à prendre acte de l’impuissance croissante de la société européenne à promettre aux gens autre chose que ce qu’ils ont déjà, pour se contenter de leur promettre plus de la même chose – c’est ce « plus » que désigne la vie intense.Le livre s’adresse à tous ceux qui sont tentés par la réaction, qui ont conscience de l’épuisement d’un certain nombre de promesses modernes, et qui veulent revenir à quelque chose d’antérieur. Le livre entend également se démarquer de tous ceux qui font le même diagnostic, mais qui vont dire tout un tas de choses stupides et, sous couvert de dénoncer une modernité qui aboutit à un monde où tout va trop vite, vont se mettre à faire l’éloge de la lenteur. Je déteste ça pour deux raisons. D’abord, c’est une manière de ne pas prendre la modernité au sérieux, en la réduisant à une promesse un peu idiote de vitesse. Ensuite, c’est une manière de faire non pas ce que Marx appelait la critique interne, mais de la critique externe : c’est très facile de sortir d’une valeur, par exemple l’intensité, et de lui opposer son contraire, la non-intensité. Ça n’explique pas pourquoi, de l’intérieur même de la valeur d’intensité, il y a quelque chose qui ne marche pas. Ça ne nous dit davantage comment en sortir.
La chronologie du livre est assez étonnante. On aurait pu penser que cette crise naît au tournant des années 1980-90, avec l’avènement du néolibéralisme. Or le thème de l’électricité nous fait remonter bien en deçà, à l’an 1600, date de l’invention du mot d’électricité pour être précis…Le livre s’adresse à tous ceux qui sont tentés par la réaction, qui ont conscience de l’épuisement d’un certain nombre de promesses modernes, et qui veulent revenir à quelque chose d’antérieur.
Si l’on remonte le fil, on constate que le monde néolibéral, qui s’est effectivement réglé sur la performance et l’intensité, comme le documente bien l’enquête de Luc Boltanski et Eve Chiapello Le Nouvel Esprit du Capitalisme, s’est greffé sur mai 68. Or mai 68, c’est aussi l’aboutissement – même si transformé voire trahi pour certains – d’un discours des avant-gardes du début du siècle dernier. Il faut donc remonter l’histoire des -ismes : le romantisme allemand, le premier programme de l’idéalisme allemand avec Hölderlin, Hegel, ou la communauté esthétique chez Schiller. Tout ça servira ensuite de matrice de ce qu’on trouvera chez les Dada ou les Surréalistes. Et en deçà du romantisme, on trouve les libertins. La seule image qu’on va retrouver à chaque fois chez tous ces gens là, c’est une image électrique. Est-ce qu’on peut remonter encore avant ? Je ne suis pas sûr. Si l’on est matérialiste, je crois que la définition la plus simple que l’on puisse donner de la modernité est celle de la domestication du courant électrique. D’ailleurs, dans le discours néolibéral, il y a toujours une série de métaphores qui sont encore électriques. Je suis par exemple très attentif au discours des magazines féminins : “partir en vacances pour recharger ses batteries”, “savoir se déconnecter”, etc. C’est toujours la même métaphore de la subjectivité comme machine électrique avec des hauts et des bas.
Je suis très méfiant par rapport à la construction de la figure de l’intellectuel, particulièrement en France. Je ne me pense pas comme un intellectuel. J’aimerais simplement parvenir à être une forme de subjectivité exemplaire, c’est-à-dire produire un modèle éthique de ce qu’une subjectivité informée de ses lignes de front peut faire de mieux. Et je crois que ce qu’elle peut faire de mieux, au moment du récit historique où nous sommes, c’est savoir où devenir dualiste. Le dualisme a été le courant de pensée qui a été le plus repoussé par le XXe siècle, le siècle de l’immanence qui a voulu réconcilier la pensée et la vie, et où il a fallu vivre de la manière dont on pense et penser de la manière dont on vit. D’abord, je suis totalement opposé à l’idée de cohérence. Je suis très attaché à la possibilité d’être incohérent en tant qu’écrivain, de ne pas appliquer un quelconque programme philosophique ou devoir faire de la littérature d’idées : je ne veux pas penser pour défendre ma vie. Cet aspect là est très embêtant dans la figure de l’intellectuel, et ce n’est pas un hasard si Michel Onfray est très attaché à la biographie – il y a quelque chose d’assez mesquin à aller chercher la biographie d’un philosophe pour dire “j’ai compris comment Sartre avait vécu”.
Cet essai est-il une manière de vous positionner en contre-modèle de l’intellectuel médiatique ?Si l’on remonte le fil, on constate que le monde néolibéral, qui s’est effectivement réglé sur la performance et l’intensité, s’est greffé sur mai 68. Or mai 68, c’est aussi l’aboutissement – même si transformé voire trahi pour certains – d’un discours des avant-gardes du début du siècle dernier.
Au fond, j’ai une vision naïve mais assez noble de la pensée, que je conçois comme une part commune et universelle, la simple possibilité de penser. Je ne pense pas pour défendre mes idées politiques (j’en ai), ni mes idées esthétiques (j’en ai aussi), parce que je ne veux pas mobiliser les moyens de la pensée pour penser ce que je trouve beau, ce que j’aime, ce que je désire ou ce que je trouve juste. Je suis très suspect vis-à-vis de la figure de l’intellectuel organique qui rechercherait la cohérence entre la vie et la pensée. À mon sens, celui-ci fait toujours un tour de passe-passe par lequel il établit une autorité de la pensée sur les formes de vie, en disant qu’il sait ce qu’il faut faire. Or je ne sais pas ce qu’il faut faire, pas plus en tout cas que n’importe quelle autre forme de vie singulière plongée dans l’époque, confrontée à des dilemmes éthiques, politiques, esthétiques. A la fin du livre, il y a un geste où j’essaye désespérément de retenir ça, de ne pas donner de leçons ni produire de modèle. C’est une manière de dire : regardez, j’essaye de ne pas le faire. Je suis dans une position d’autorité, j’ai la pensée de mon côté, mais je ne veux pas en faire usage pour légiférer sur les formes de vie. Un philosophe peut faire ce geste exemplaire-là : retenir ses effets d’autorité.
Depuis quelques années, Judith Butler ou Donna Haraway, par exemple, ont compris que leur propre discours déconstructeur a engendré des effets d’autorité. A mon sens, c’est l’une des grandes leçons du XXe siècle : la prise de conscience qu’il ne suffit pas de produire un discours émancipateur, mais qu’il faut aussi s’assurer de neutraliser les possibles effets d’autorité du discours critique. A partir du moment où l’on veut tenir un discours éthique, il faut se dire que le contenu du discours ne suffira jamais, et que le geste rhétorique est au moins aussi important. Il ne suffit pas de proclamer un refus d’autorité pour ne pas produire d’effet d’autorité. Pour reprendre l’exemple du féminisme, les grandes scissions internes du mouvement des années 1980 découlent de la découverte des effets culpabilisant d’un discours lorsqu’on passe à un autre plan, comme le plan post-colonial par rapport au discours féministe.
C’est pour ça que l’éthique m’intéresse : pour comprendre comment la proclamation de l’intensité ne produit pas nécessairement des effets d’intensification de la vie, mais au contraire des effets de fatigue et de mélancolie – qui sont les derniers grands affects du XXe siècle. Mon problème est de construire une petite machine narrative qui refasse du récit, ou du méta-récit, pour comprendre comment sont produits des effets intenses ou d’intensification de la vie, sans pourtant nécessairement placer l’intensité comme valeur cardinale comme le faisant encore Deleuze. Ce que nous apprend l’éthique, c’est qu’il faut avoir conscience de la péremption historique des valeurs, et donc adopter une stratégie du coup par coup. J’aime beaucoup l’idée du jeu de la martingale, qui est ce jeu où chaque coup ne vaut qu’une fois, puisque la fois où l’on joue révèle en même temps le coup. Si l’on a une conscience historique, on se rend compte qu’il y a de ça dans la pensée. Les modernes ont joué le coup de l’intensité, il ne faut pas revenir là-dessus, mais on ne peut pas rejouer le même coup. C’est ce que je rejette chez les ancien modernes ou les post-modernes : ils n’ont pas compris que le coup avait changé les conditions historiques elles-mêmes. Si l’on veut être fidèle à Deleuze, il faut au contraire changer de stratégie : c’est une manière de prendre en compte le changement qu’il a amené. Mon livre est la tentative de rejouer un autre coup.Tristan Garcia, La Vie Intense. Une obsession moderneJ’aimerais simplement parvenir à être une forme de subjectivité exemplaire, c’est-à-dire produire un modèle éthique de ce qu’une subjectivité informée de ses lignes de front peut faire de mieux.
2016, Editions Autrement, 203 pages.
Credits
Photographie : Campagne Liquid Cosmetics Eckhaus Latta—Pour plus de Vice, c’est par ici.