Carrée bruxelloise travail du sexe prostitution
Société

L’arrêt du cul

Toutes les trois retraitées du travail du sexe, Marie, Céline et Stéphanie reviennent sur leur carrière et racontent comment elles vivent l’après.

Marie, Céline et Stéphanie* sont retraitées du travail du sexe. Les trois femmes ont connu des parcours divers, d’une pratique survoltée, ponctuelle, à une vie rythmée de passes quotidiennes. Si le travail du sexe s’arrête, ses acquis, eux, restent. Comme la liberté d’envoyer bouler les préceptes qui régissent l’existence, le corps, surtout celui des femmes.

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Le temps coule à flots 

Marie a 65 ans. Elle habite dans la capitale, à Molenbeek. Son salon est décoré d’un papier peint baroque modernisé. Un chandelier noir laqué illumine la pièce. Une cigarette se consume dans ses mains vieillies. Elle se remémore ses 30 ans de travail du sexe. « Une fois, je me suis arrêtée devant une vitrine pour regarder une fille. On aurait dit une poupée. » En 1974, elle a 17 ans et se rend régulièrement à la gare des Guillemins par la rue Varin. Elle longe les façades aux carrées surélevées qui peuplent le quartier liégeois. Son fiancé lui explique le ballet qui s’y joue, en quoi consiste le travail « des putes ». Vingt ans plus tard, elle est au chômage et travaille au noir la nuit dans un restaurant. Et quand elle sort en boîte, elle fréquente « ces femmes-là ». C’est à une d’elles, devenue son amie, qu’elle demandera de lui louer son premier salon « pour essayer, voir si ça [lui] plaît ». 

Depuis toute petite, Stéphanie a un talent pour l’enseignement. Elle est professeure de biologie*. Son ton doux et imperturbable trahit le reflet d’une vocation. Pourtant, elle n’exerce plus pour le moment. Parce que « c’est super mal payé et c’est super stressant ». C’est pendant sa dernière année d’études, alors qu’elle finit d’écrire son mémoire, que Stéphanie se trouve un job étudiant dans un bar à champagne près de l’avenue Louise, à Bruxelles. Il n’y a pas de chambres, c’est un de ces endroits où les hommes viennent boire et regarder les filles danser. Après toute une débâcle d’argent et de garçons, elle a besoin de fonds. Elle a 27 ans à l’époque et s’est toujours dit que si, un jour, elle en avait besoin, « en cas de dernier recours », elle pouvait utiliser son corps et sa sexualité pour générer de l’argent. 

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De l’argent, c’est précisément ce qu’il manque aussi à Céline quand elle arrive en Belgique dans les années 2010. À 23 ans, elle n’a pas droit au chômage ni au CPAS. Et puis, surtout, elle va très mal. L’anxiété sociale dont elle souffre l’empêche de travailler, le monde lui est « ultra violent ». Céline voudrait se reposer. Elle essaie les ménages mais l’angoisse continue de l’habiter. Un jour, alors qu’elle travaille, on lui propose de l’argent en échange de services sexuels. « C’est comme si tout me ramenait à ça à un moment donné. » Céline prend ces sollicitations comme un signe de la vie et se met à reçevoir chez elle. « Je me suis retrouvée avec 300 euros, ça me paraissait énorme de gagner ça en une journée. J’étais comme sur un petit nuage. Je me suis dit que c’était ça que je voulais faire de ma vie », explique-t-elle l’air amer. En peu de temps, Céline se fait beaucoup d’argent. Elle peut se reposer, prendre du temps pour elle. « J’ai pu y voir plus clair grâce à ça, parce qu’on vit dans une société où tout va très vite, on n’a pas le temps de se poser. »

Après près d’un an à travailler dans le bar à champagne, Stéphanie aussi décide de franchir la prochaine étape du continuum du travail du sexe. Après avoir consulté les petites annonces, elle envoie ses photos à un couple propriétaire d’un bar pourvu de chambres à Liège*. « J’avais besoin de me faire plus d’argent et j’avais pas ce problème de coucher avec des gens sans sentiments. » Là, elle s’installe dans une des pièces réservées aux filles.

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Céline, de son côté, se coupe du monde. En étant travailleuse du sexe (TDS), elle s'enferme dans une bulle où le réel ne peut plus l'atteindre, où elle ne parvient plus à ressentir les choses. Ce qui devait être la solution à tous ses problèmes finit par l'enserrer et l'angoisser, tant elle dépend de son revenu et de sa propre capacité à exercer tous les jours. « Je ne sentais plus mes maux de corps tellement j’étais dissociée. » 

Céline et Stéphanie observent toutes deux le temps se liquéfier.

De jour comme de nuit 

Juchée sur des escarpins Guess encore neufs, Marie, la cinquantaine passée, va et vient dans sa carrée insalubre de 40m² de la rue Linné, à Bruxelles. Elle attend les clients, parfois pendant plusieurs heures. Son volet est ouvert depuis 9h30, les clients peuvent venir à tout moment de la journée. À 36 ans, quand elle a commencé, les vieux hommes défilaient. « J’étais jeune, j’étais belle. On croit que ça va durer toute la vie. » L’ère internet et son âge lui ont ouvert un nouveau type de clients, des jeunes pour la plupart. Il reste aussi les habitués, ceux qui ont vieilli avec elle. En les attendant, elle fait des mots croisés.

À l’époque où elle travaillait dans le bar de l’avenue Louise, Stéphanie était payée pour « boire, boire, boire ». Elle consomme de la drogue, sort beaucoup et boit encore plus. Elle travaille sur des périodes courtes mais intenses, où la fête ne s’arrête jamais. À Liège, l’alcool et la drogue l’aident à avoir des relations sexuelles avec les clients. L’ambiance festive occulte la vie qui déraille et la famille qui s’alarme. 

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Céline aussi boit beaucoup, même avant ses rendez-vous. « J’avais un rythme effréné. » Elle travaille chez elle de 10 à 19 heures et, en plus de ça, intègre une agence d’escorts qui la fait travailler la nuit, dans des hôtels et chez des particuliers partout en Belgique. « Je voyageais beaucoup, j’avais pas d’attaches, et ça m’allait. » La liberté est totale, mais l’isolement et l’excès guettent. « J’arrivais pas à m’arrêter. » Elle craint de manquer d’argent, amasse des sommes astronomiques dont elle ne sait que faire. « Là, t’arrives dans une spirale. »

Stéphanie aussi dépense son argent dans tous les sens, et dissimule son cash des autres filles du bordel. « On survit, on survit, on survit. » Après trois mois en province, elle décide de se barrer. Elle postule comme prof de biologie aux quatre coins du monde, est embauchée en Corée du Sud, continue de boire jusqu’à toucher le fond, commence un traitement et puis se sèvre. À Séoul, Stéphanie s’essaie au sexcam mais s’ennuie très vite. Des caméras la filment, les clients activent des sextoys à distance. L’approche culturelle du sexe en général ne l’amuse pas. Elle reste six ans dans la capitale, où elle enseigne, apprend à nouer des habits traditionnels, à parler coréen et à jouer du janggu.

Reprendre le pouvoir 

Après six ans de tempête, Céline rencontre son copain. « Au fur et à mesure du temps, tu te guéris [des angoisses], t’apprends. » Le TDS lui a montré comment poser des limites. « Maintenant, je connais la valeur du sexe, je ne ferai plus sans envie ou sans avoir de retour. Le sexe social, j’arrête. » 

Quand elle pense au nombre d’hommes avec qui elle a couché sans vraiment le désirer, parce que le date se passait bien et que le mec était gentil, ou qu’il était « trop tard » pour faire marche arrière et qu’expliquer qu’elle ne voulait pas pouvait s’avérer plus laborieux que l’acte lui-même, Stéphanie ne s’étonne pas d’en avoir fait un gagne-pain. 

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Marie aussi, au regard de sa carrière, a tiré des enseignements sur le sexe. Elle trouve que ce qu’il faut retenir, c’est de « ne pas faire l’amour pour faire plaisir ». À bien des regards, comme l’explique Céline, elles ont « repris le pouvoir », appris à refuser : refuser d’avoir peur des hommes, refuser d’être vulnérables face à eux, refuser les normes sexistes, refuser l’exploitation, refuser de sacraliser le rapport au corps, embrasser d’être une pute ; s’appartenir enfin. 

À son retour de Corée du Sud, Stéphanie a voulu explorer le milieu associatif bruxellois. Elle a vu passer une annonce, encore une. Elle travaille désormais chez Utsopi, « un groupe d'auto-support, porté par et pour les TDS » cofondé par Marie. Elle est chargée de projet au quartier nord. Son binôme et elle effectuent des maraudes rue d’Aerschot et dans les carrées du coin. Elles parlent aux filles, essaient de socialiser, de créer du lien et distribuent des préservatifs et du gel. 

« C’est comme un syndicat du travailleur·ses du sexe », résume Céline. L’année où elle rejoint Utsopi, le travail ne manque pas. La petite équipe attend les résultats des pourparlers qui doivent mener à la fin de la criminalisation du travail du sexe et qui feraient de la Belgique le deuxième pays au monde à décriminaliser l’activité. La décision favorable tombe le 18 mars 2022 et, avec elle, une nouvelle ère, une ampleur nouvelle pour l’association. Depuis, l’effort communautaire suit son cours. Aussi, le conseil des ministres va approuver le 23 juin 2023 un projet de loi permettant aux TDS de bénéficier d’un contrat de travail, et des droits qui vont avec. Une évolution inédite, qui n’aurait pas vu le jour sans les efforts des premier·es concerné·es. Des subsides permettent aussi de payer les nouvelles arrivées, comme Stéphanie, malgré la situation toujours relativement précaire d’Utsopi.

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En jouant avec le serpent doré qui sinue sur son annulaire, Céline décrit le quotidien d’une patiente révolte. Elle raconte son envie d’apprendre et de lutter pour ses droits en tant que TDS. Le travail du sexe et la défense des droits de ceux et celles qui ne le choisissent pas lui apparaissent politique. 

« Je continuerai à militer, tant que je pourrai, tant que j’aurai la force », assure de son côté Marie, de sa voix rauque. « Et je ferai en sorte que les TDS soient reconnu·es. » Son travail consiste davantage à s’assurer que la lutte soit entendue dans les milieux politiques, culturels, juridiques et militants. Elle dialogue avec les abolitionnistes, en prenant soin de rembarrer les voix qui se disent féministes tout en disant aux femmes ce qu’elles peuvent faire ou ne pas faire de leur corps. Ses interventions lui apportent quelquefois des emmerdes. Elle a parfois eu peur, comme cette fois, deux jours après avoir représenté Utsopi au procès de la proxénète Mama Leather, où elle a découvert la tête coupée d’un pigeon sur sa vitrine de la rue Linné. « C’est pour ça qu’il n’y a pas mon nom sur la sonnette de mon appartement. » Marie ne se laissera pas intimider pour autant, ni par les oiseaux sans tête, ni par les féministes sans tête.

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Un beau matin 

Stéphanie boit son café, posé sur une nappe à fleurs blanches brodées, et contemple une boîte à chaussures un peu chiffonnée, rangée dans l’armoire d’en face. Cette boîte, c’est celle d’une paire de talons aiguilles, ses chaussures de travail à l’époque. « C’est drôle, les vêtements, je les gardais pas tout le temps ; mais mes talons, toujours. » Pas loin, une photo d’elle en habit traditionnel coréen est posée parmi d’autres bibelots sur une étagère. Stéphanie vit seule dans cet appartement de Forest*, où elle a grandi. Ses parents ne savent rien de son temps passé dans les bars à champagne, les bordels ou les compagnies de sexcams coréennes. « Je leur dirai jamais », pose-t-elle. La veille, Stéphanie a fait une autre maraude au quartier nord pour aller discuter avec des jeunes filles. Elle les trouve pro, sobres derrière leur vitrine ; elle dit qu’elles « ressemblent à des poupées ». « J’ai quand même pas mal de tendresse pour mon passé, remet-elle. J’ai appris plein de trucs. » 

La carrière de Marie a pris fin le 13 décembre 2021, à 8 heures du matin. Ce jour-là, elle est expulsée de sa carrée par son propriétaire, mécontent de sa plainte pour proxénétisme aggravé et conditions de travail insalubres. L’interdiction du travail du sexe sous Covid et les 1 200 euros par mois exigés pour un 40m²  inondé ont eu raison de la patience de Marie. À 65 ans, elle ne se voyait pourtant pas arrêter les passes. « C’est une retraite qu’on m’a imposée et que je vis très très mal. » C’est la peur du vide, mais aussi les menaces répétées du ministre de Saint-Josse, Emir Kir, de fermer le quartier rouge qui la poussent à co-fonder Utsopi en 2015. « Je regrette pas d’avoir fait ce boulot pendant 30 ans. » Le travail du sexe, Marie en a fait une profession, un métier qu’elle a choisi il y a bien longtemps. Sa retraite y est dédiée, à l’image d’une grande partie de sa vie.

Céline a « corporellement quitté le travail du sexe », mais son quotidien chez Utsopi ne la détache pas de ce milieu. « C’est comme pour n’importe quel métier : t’en garde un souvenir, des compétences, un sentiment bon ou mauvais, qui influe sur la suite. » S’il fallait tout recommencer, Céline le ferait quand même. Pour gagner de l’argent s’il venait à manquer, pour être seule dirigeante de sa propre vie. Et si le besoin ne revient jamais, Utsopi lui apportera le confort d’une accalmie définitive. Chez elle, le sentiment est mitigé, c’est un mélange aqueux de soulagement et de liberté perdue. 

*Pour préserver l’anonymat des personnes concernées, certains noms et lieux ont été modifiés. L'ancienne profession de Stéphanie a également été modifié.

Depuis la rédaction de cet article en 2022 et suite à des désaccords au sein de la direction, Marie et Céline ont quitté Utsopi. La co-fondatrice dénonce un manque d’investissement « pour les femmes précaires, les sans papiers et contre les réseaux ». D’après elle, « il y a une glamourisation [au sein de la direction] de la prostitution. Il n’y a plus de distinction entre les TDS qui font se métier par choix et celles qui le font par contrainte. » Ce manque de distinction est le résultat, selon elle, du fait que les directeur·ices « ne connaissent pas la réalité de terrain ».

D’après Alter Echos – dans son article Utsopi : succès et crises d’une organisation « par et pour » les TDS – ces dernier·es mettraient en effet plutôt l’accent sur d’autres enjeux, comme le féminisme et l’identité sexuelle. « Un manque de cohérence dans les valeurs est dénoncé. (...) la question du leadership d’une organisation “par et pour” les travailleurs et travailleuses du sexe reste posée. Faut-il soi-même en être pour diriger une organisation comme Utsopi ? Certaines le pensent. »

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