Contre mauvaise fortune, bunker

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reportage

Contre mauvaise fortune, bunker

En Suisse, faute de place pour accueillir les migrants, certains cantons les hébergent dans des bunkers anti-atomiques.

Illustration de Sarah-Louise Barbett inspirée d'une photo de cet article. C'est un matin de février classique. Le lac Léman enroule ses brumes dépressives aux premiers reliefs du Jura, qui forme frontière avec la France toute proche. Nous sommes à mi-chemin entre Genève et Lausanne, dans une région que se disputent hôtels-restaurants pour touristes fortunés, vastes résidences secondaires occupées deux semaines par an et sièges sociaux d'entreprises étrangères fiscalement alléchées. À la gare de Nyon, dans le canton de Vaud, le flot matinal des employés de bureau commence à faiblir, chacun est à son poste. Non loin de là, des hommes sortent de terre, par grappes, comme s'ils émergeaient d'une bouche de métro. Ces hommes sont des migrants, et la bouche de métro, un bunker. Mais ici, on dit « abri PC » – pour Protection Civile – ; et on ne dit pas « migrant », mais « requérant » – sans faire de distinction entre ceux qui ont été déboutés et ceux dont la demande d'asile est en cours de traitement. Dix heures et des poussières, quelques migrants balaient le bunker. Les autres ont dû vider les lieux et ne seront autorisés à rentrer qu'après 18h30. Derrière la lourde porte, blindée façon Fort Knox, ils sont 28 à cohabiter dans un confort spartiate. La pièce centrale, tables et bancs de bois, ressemble à un réfectoire de camp de vacances et le dépouillement des dortoirs évoque des chambrées militaires. Mais qui auraient été investies par un bataillon d'adolescents désordonnés. La situation fait grincer des dents de tous côtés, dans les médias, les associations, l'opinion publique, et au sein même de la classe politique. Des voix s'élèvent pour protester contre ces hébergements souterrains, à commencer par les associations d'aide aux migrants ou de défense des Droits de l'Homme, qui militent entre autres pour des conditions de vie plus dignes. Leur mobilisation entraîne régulièrement quelques centaines de manifestants dans les rues de Lausanne ou de Genève, aux cris de « Stop bunkers » ou encore « J'ai besoin d'air frais ». Mais sans grand résultat jusqu'à présent. Les autorités fédérales ou cantonales étant bien souvent impuissantes à régler un problème, que la pénurie de logements disponibles, l'engorgement des structures d'hébergement existantes ou l'afflux de migrants des dernières années rendent quasi-insoluble. Sans parler des réticences des populations à voir édifier un centre d'hébergement près de chez eux, ni même du manque de volonté politique. Ahmet* est afghan. Il a 23 ans et un sourire à faire pâlir les anges. Arrivé il y a un peu plus d'un an, il connaît le centre-ville comme sa poche, pour l'arpenter quotidiennement avec deux compatriotes, logés eux aussi au bunker. Leurs journées d'hiver se partagent entre les galeries marchandes et le centre d'accueil de jour géré par l'Evam (Établissement vaudois d'accueil des migrants). Ahmet suit aussi des cours de français, qui commencent à porter leurs fruits. « Mais ce n'est pas facile pour étudier les soirs dans l'abri, il y a beaucoup de gens, beaucoup de bruit », dit-il dans un français encore hésitant. Promiscuité, tapage, parasites, incivilités en tout genre, Ahmet et ses amis s'accordent à dire que la vie dans les bunkers n'est pas facile. « Mais bon. Je viens d'Afghanistan, alors… », relativise-t-il sans finir sa phrase, ni se départir de ton sourire.
Comme la plupart des ses colocataires d'infortune, Ahmet a fui son pays pour des raisons économiques et de sécurité. Ironie du sort, qui envoie des gens fuyant leur pays en guerre se réfugier dans des bunkers, au cœur de la neutralité helvète.

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Tous les migrants ne fréquentent pas le centre d'accueil de jour. Certains lui préfèrent la galerie marchande toute proche, où ils peuvent profiter du chauffage, d'une connexion WiFi gratuite et de la présence d'une enseigne de hard-discount, qui leur sert principalement de fournisseur officiel en malbouffe. Blaise se détache du groupe, direction la gare où il doit prendre un train pour Lausanne. Il est arrivé en 2012 de Guinée-Bissau, « à pied ». Il dit avoir 28 ans, mais en paraît 10 de plus. Il a séjourné quelques mois dans le bunker à son arrivée en Suisse, et se dit heureux de l'avoir quitté. « C'était le bordel, trop de gens, trop de bruit. Il n'y avait que deux toilettes et deux douches pour quarante personnes. » Ses réponses restent évasives. À Lausanne, il dit avoir « quelque chose à faire », et dormir chez des amis, Bissau-Guinéens eux aussi. À sa méfiance mal dissimulée, à l'imprécision de ses réponses, à ses réticences à évoquer son parcours administratif ; à tout cela, on croit deviner qu'il est clandestin, ce qui expliquerait qu'il ne soit plus pris en charge par une structure d'accueil. À la question « Comment fais-tu pour vivre, pour manger ? », il répond par un sourire et un mouvement de la main imitant le serpent. « On fait comme on peut ! » Vend-il de l'herbe ? « Non » catégorique. Jamais ? « Non ». Mais si on voulait s'en procurer, est-ce qu'il pourrait… ? « Oui » franc et massif, cette fois. Puis échange de regards, grand éclat de rire et tape sur l'épaule, comprenant qu'il vient de se trahir. On n'en saura pas plus. Direction un autre bunker, donc, à moins d'un quart d'heure de Nyon. Il est presque dix-neuf heures, le lac s'étend de tout son long au pied d'un mont Blanc que dissimulent d'épais nuages. Les premiers pensionnaires regagnent la casemate. Brahim est l'un d'eux. Il a 32 ans et vient d'Érythrée comme quelque 19 % des requérants enregistrés en Suisse en 2016, ce qui en fait la nationalité la plus représentée, devant les Afghans (12 %) et les Syriens (8 %). Lui aussi s'adonne à la revente d'herbe, faute de mieux. À l'approche du client, qu'il identifie comme tel à son air mal assuré, Brahim se précipite vers lui – pour s'assurer l'exclusivité de la vente, probablement. Puis le fait patienter moins d'une minute, le temps d'un aller-retour dans l'abri, dont il ressort avec un sachet d'herbe. À peine plus d'un gramme, au jugé. 25 francs suisses. Il y a quelques années encore, les dealers bénéficiaient d'espaces « dédiés », en quelque sorte – ici une place publique, là un parc, là encore les environs d'un centre d'accueil de jour. Mais les autorités locales ont cessé de fermer les yeux et ordonné un grand nettoyage, à coups de brigades cynophiles. La scène est connue : arrivée de la police, nuée de clandestins fuyant en tous sens, contrôle d'identité pour ceux qui restent, et invasion de chiens qui débusquent des paquets d'herbe de partout, sous les bancs publics, derrière les poubelles, dans les buissons, les arbres… Résultat : zéro interpellation la plupart du temps, faute de flagrant délit, mais confiscation des stocks saisis. Bien assez pour forcer les revendeurs à nomadiser leur activité et ainsi, leur compliquer considérablement la tâche. Brahim passe ses journées « en bas », aux abords des gares, dans les parcs, sur les rives du lac – autant d'endroits où la concentration de passants favorise le commerce. Il se déplace à pied ou en train, et toujours avec de petites quantités qu'il s'empresse de planquer dès lors qu'il stationne à un endroit plus de quelques minutes, histoire de ne rien avoir en sa possession en cas de contrôle. Le soir, il rentre au bunker. Là, les habitués de la région savent qu'ils peuvent toujours trouver quelques grammes d'herbe et puis, de l'aveu même de Brahim, « c'est moins dangereux ». Comprendre : ici, au moins, on ne craint pas les contrôles de police. Le règlement de l'Evam prévoit une « fouille sommaire » des pensionnaires chaque soir à leur retour au bunker, afin d'éviter qu'ils y introduisent toutes sortes de choses – alcool et drogues, entre autres. Mais la fouille est trop sommaire, sans doute, pour tromper l'ingéniosité de Brahim et ses comparses, qui réussissent à passer leur maigre stock. Cette weed qu'il revend au prix du diamant – avec pourtant une marge ridicule, assure Brahim – vient de Lausanne. Mais il jure ne pas en savoir plus, et on le croit volontiers. De même quand il prétend n'avoir jamais fumé un joint, ni même une clope, ou n'avoir jamais vendu de drogue d'aucune sorte avant d'arriver en Suisse. En fait, Brahim a tout simplement l'air dépassé.
Dans un langage métissé, il énonce ses objectifs, simples comme une sitcom de France 3 : trouver un travail, un appartement et commencer une nouvelle vie. Mais avant tout, obtenir un permis de séjour et donc une réponse favorable à sa demande d'asile. Sinon ? Sinon, il ne sait pas encore, mais est sûr d'une chose : il ne veut pas quitter la Suisse. Quitte à devoir y vivre dans un bunker. Quitte à devoir y vendre de la weed.

*Tous les prénoms ont été modifiés.