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Illustration : Acia Yang
Société

Ce qui nous pousse à rejoindre des collectifs asioféministes

« En dehors de nos espaces, il n’y a pas de mots pour les choses qu'on vit. »
Gen Ueda
Brussels, BE

Depuis plus d’un an, Mélanie Cao présente des portraits d’artistes et activistes asiodescendant·es sur Asiofeminism Now !, une plateforme sur laquelle elle poste aussi une flopée de sources complémentaires concernant des sujets qui la touchent, en plus de relayer des contenus relatifs à d’autres luttes sociales.

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Le dernier projet de Mélanie, créé « dans le doute et la joie militante », se construit spécifiquement autour du manque de références et de termes pour nommer ce qui est relatif aux identités asiatiques. C’est dans le but de défaire le regard blanc, incarner les luttes, décoloniser l’intime, nourrir les diasporas, penser les masculinités subalternes et esquisser des futurs désirables (ce sont les mots de la présentation officielle) que la création sonore Je vous parle ici de ce qui n’existe pas a vu le jour. « Comment représenter l'invisible ; les voix dans notre tête et celles qui nous ont manqué ? » 

En restant axé sur l’asioféminisme et le racisme anti-asiatique, ce podcast en plusieurs épisodes – diffusé pour la première fois dans le cadre du festival Voix de Femmes à Liège – répond à un besoin, que Mélanie décrit comme une obsession : celui de créer des archives minoritaires, « pour qu’on ne puisse jamais dire que faute de mots, ça n’existe pas ». 

« Ni blanches ni noires, à la verticale de la race, les personnes asiatiques semblent demeurer muettes, présente Mélanie. Que pensent-elles, que vivent-elles, aux côtés de quoi et de qui se tiennent-elles ? Cette quête est l’histoire d’une solitude ; celle de se vivre dépossédée de récits et d’incarnations qui donneraient des contours à nos existences. On croit parfois être seul·e à vivre certaines choses, par manque de reflet à ces histoires, ces vécus, ces visages. Ça ne signifie pas pour autant qu’elles n’existent pas. »

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VICE publie ici une série de témoignages tirés de certains passages de Je vous parle ici de ce qui n’existe pas des récits de militantes asioféministes mais aussi la contribution de la sociologue Ya-Han Chuang.

Lotus (21 ans), étudiante – Cofondatrice d’Untold Asian Stories (UAS)*

Ma mère biologique est chinoise mais je suis adoptée dans une famille à moitié blanche : ma mère adoptive est blanche et mon père adoptif est chinois. J’ai toujours été consciente du racisme ; je viens de Bruges, une ville très blanche et assez conservatrice. Mais je pense que c’est seulement quand je suis venue à Bruxelles que j’ai vu que ça pouvait être différent. 

J’ai toujours su que je voulais passer à l'action d'une certaine manière, mais je ne savais pas comment m’y prendre concrètement. Quand on s'est rencontrées avec Ann [l’autre cofondatrice d’Untold Asian Stories, NDLR], on a partagé énormément de choses que je ne raconte d’habitude à personne. On a réalisé combien la reconnaissance et la validation de nos émotions étaient importantes, en plus du fait d'être comprises dans nos luttes. C’était tellement fluide et facile d’avoir ces conversations – qui sont d’habitude difficiles – que ça nous a donné envie de partager ça avec d’autres. Beaucoup de gens grandissent dans la solitude, et se rassembler en collectif peut vraiment changer ça.

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Je pense que c’est le cœur de nos actions : créer une certaine connexion et une intimité. Et c’est ce qui fait que c’est difficile aussi, vu qu’on remue beaucoup d'émotions chez les gens. C'est comme si on était dans un processus collectif de guérison. On avait vraiment besoin de ces espaces pour partager ces expériences, commencer à gagner en confiance dans le fait de les exprimer et faire en sorte que le racisme qu’on a subi tout au long de notre vie soit nommé. Et même commencer à en parler avec des personnes non-asiatiques. Pouvoir dire : « J'ai envie de partager ces choses qui, avant, étaient trop effrayantes pour moi. » C’est tout un processus. Déjà, rien que le fait d’être dans une pièce avec uniquement des personnes asiatiques ou de la diaspora, c’est vraiment nouveau pour beaucoup de gens, et ça remue de relire toute une vie sous un nouvel angle. En dehors de nos espaces, il n’y a pas de mots pour les choses qu'on vit. 

« C'est comme si on était dans un processus collectif de guérison. »

Une fois, ma mère m’a vue dans un journal dans lequel je partageais des histoires au sujet du racisme que je vivais, et elle était là : « Mais pourquoi tu m’as jamais rien dit ? » Je lui ai répondu que j’avais pas les mots, parce que personne n’en parlait jamais. Comment j’aurais pu savoir comment en parler, ou même comprendre que c'était du racisme ? 

On sent qu'il y a clairement une majorité de femmes [dans notre communauté militante]. Ça doit définitivement avoir un rapport avec la masculinité et le patriarcat. On a moins appris aux hommes à partager leurs émotions, et ce qu'on fait est vraiment lié à ça. On organise beaucoup d'événements mais au final, les conversations « safe space » constituent un partage de sentiments et d’expériences, et je pense que c’est quelque chose qu’on a davantage appris aux femmes. On essaie de faire venir des hommes parce qu’on pense que c’est important qu’ils apprennent aussi, à leur manière, à partager leurs expériences. Ils ont aussi toute une vie d’expériences refoulées. Pour certains, c’est la première fois qu’ils partagent leur vécu, en tout cas sans être moqués.

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Concernant nos inspirations, il y a le mouvement BLM qui était très actif [au moment où le collectif a été fondé]. J'ai compris en observant ces mouvements qu’on pouvait aussi prendre notre espace. Quand tu te perçois comme une minorité silencieuse, tu peux t’en sentir incapable. Je pense qu’à cette période, il y a aussi eu le shooting d’Atlanta, et les réactions à cet événement, comme le mouvement Stop Asian Hate, étaient aussi des inspirations [le 16 mars 2021, Robert Aaron Long a tué huit personnes dans trois salons de massage – six étaient des femmes asiatiques, NDLR]. Je pense que les réseaux sociaux ont joué un grand rôle là-dedans.

Lesley (30 ans), employée de bureau – Cofondatrice du collectif Féministes Asiodescendantes de Belgique (F.A.B) 

Tout d’un coup [avec le racisme lié à la pandémie], tu remets un peu ton existence en question. Tu te demandes si ta sécurité est en jeu. Je voyais qu’aux États-Unis il y avait des agressions physiques, filmées à la caméra de sécurité. Certain·es en sont mort·es. 

Là où ça a vraiment chauffé, c’était en février 2020. J’étais à Schaerbeek et je courais pour attraper le bus. Des jeunes m’ont vue passer et m’ont traitée de « coronavirus ». Moi, hyper grande-gueule, j’ai rétorqué, et ils n’ont pas aimé. Ils m’ont suivie jusqu’au bus et ils l’ont empêché de partir, avant de menacer de me frapper. Je ne me suis pas laissée faire et ils sont descendus du bus, mais juste avant que les portes ne se referment, ils m’ont craché dessus. C’était l’attaque raciste la plus violente que j’ai subie. Juste avant ça, ma mère me racontait qu’une dame lui avait fait un signe d’égorgement avec son pouce. 

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La pandémie a fait que j’avais besoin de trouver des personnes qui comprenaient le ressentiment anti-asiatique. C’est plus difficile de créer un réseau ici qu’en Amérique du Nord. Mais le besoin était là. En France, on a vu la création de Sororasie ou Asiattitudes, etc. On s’est dit qu’il fallait le faire en Belgique aussi.

Lindsay (30 ans), consultante IT –  Membre du collectif Féministes Asiodescendantes de Belgique (F.A.B) 

Il y a deux ans, j’ai été à une séance dédicace à Bruxelles, de Joohee Bourguin. Elle avait sorti son livre L'adoption internationale, mythes et réalités, qui m’avait hyper touchée. Je m’étais mise dans le fond de la salle et je l’avais écoutée, les larmes aux yeux. C’était la première fois que j’entendais parler de ce sujet dans un livre, avec une personne accessible en face de moi. Dans un coin, j’ai vu quatre filles asiatiques, et je me suis dit que c’était la première fois que j’en voyais autant dans une pièce. C’est là que j’ai rencontré des femmes du collectif Féministes Asiodescendantes de Belgique (F.A.B). C’est comme ça que ça a commencé. 

Je pensais que je ne cherchais rien à la base, mais me retrouver aux côtés de personnes asiatiques, c’est hyper puissant pour moi. Ça crée directement une confiance. Ce qu’on vit au quotidien est compris tout de suite. Ça ne m’était jamais arrivé. L’objectif c’est d’avoir un espace safe, mais aussi, pour celles qui souhaitent s’engager un peu plus, créer un mouvement, créer des actions publiques [des ateliers lors de festivals, un bloc dédié en manif, entre autres, NDLR], etc.

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« C’était comme me réveiller après 28 ans de silence. »

J’avais un intérêt pour le féminisme depuis seulement un an, ou quelques mois, avant de rencontrer les F.A.B. C’était comme me réveiller après 28 ans de silence, par rapport à ces sujets-là. Avant, quand je ne me sentais pas bien, je mettais ça sur mon côté émotionnel : c'était ma faute. En découvrant le féminisme, j’ai déconstruit ces idées-là, mais c’était souvent à travers des femmes blanches privilégiées, il y avait certains éléments qui me parlaient moins. Il me manquait une donnée. 

En tant que femme adoptée, je suis identifiée comme étant asiatique mais j’ai pas les mêmes codes. J’ai des « codes blancs ». Pour autant, quand je suis avec les F.A.B, je suis tout à fait intégrée, sans qu’on me dise que c'est pas pareil pour moi. On me considère comme une asiatique, et je suis asiatique – même si parfois j'ai encore du mal à l'assimiler, le comprendre et le croire. Je suis intégrée au groupe, malgré mes spécificités et mon manque de connaissances sur le sujet. Rien que le fait d’observer les personnes autour de moi, entendre leur vécu, ça fait que je me sens à ma place. Je pars de zéro mais j'ai envie de retourner vers cette culture que je n'ai pas. C’est ça qui est puissant d'être avec ce groupe. C’est des gens qui me ressemblent et qui veulent faire bouger les choses. 

Laura (32 ans) – Membre du collectif Féministes Asiodescendantes de Belgique (F.A.B) 

Pendant la pandémie, j’ai commencé à m’inquiéter pour mes parents. Moi j’ai pas d’accent, on voit que je suis née ici, mais mes parents l’ont et ça se voit que c’est des personnes migrantes. J’ai commencé à avoir peur, parce que j’avais lu des articles qui racontaient des agressions depuis le Covid. J’étais pas hyper à l’aise dès qu’ils sortaient, alors que j’avais jamais ressenti ça avant. 

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J’ai toujours eu un problème à l’idée de militer activement contre le racisme anti-asiatique parce que par rapport au racisme anti-noir, etc., c’est toujours plus compliqué de se sentir légitime. Et puis là, avec la vague de racisme par rapport au Covid, on en a beaucoup plus parlé. J’ai commencé à beaucoup plus lire sur le sujet et à échanger davantage. Je pense qu’il y a eu un déclic. J’en parlais autour de moi. 

Maintenant, quand je subis une agression en public, je réagis. Et puis j’ai rejoint un collectif asioféministe, les F.A.B., tout en commençant à publiquement afficher mon militantisme sur les réseaux sociaux. Il y a aussi eu les attentats aux États-Unis. Tout ça a déclenché pas mal de légitimité sur la question, même si je pense qu’on aurait pu commencer plus tôt.

Ya-Han Chuang, docteure en sociologie, chercheuse à l'Institut national d'études démographiques (INED) et fellow de l'Institut Convergences Migrations

Ce qu’on a vu en 2020 à travers le rejet des populations asiatiques et les violences liées à la pandémie de Covid découle d’une racine extrêmement ancienne de stéréotypes et de haine envers les populations asiatiques. En France comme ailleurs, on a vu une sorte de retour de cette image du péril jaune. Et le fait que ça se soit élargi à toutes les personnes perçues comme asiatiques, ça a aussi impliqué d'autres populations, comme des personnes adoptées, nées en Asie – notamment au Vietnam, au Cambodge ou en Corée – et qui ont une socialisation politique typiquement française.

Ces personnes ont peut-être moins de connaissances ou de réservoir culturel de la langue et de l'histoire, mais ne peuvent pas pour autant échapper au racisme anti-asiatique. Le Covid a produit un effet général de racisme anti-asiatique. Maintenant, on prend beaucoup plus conscience de l'épaisseur historique de ce racisme et de ces stéréotypes profondément enracinés dans l’histoire contemporaine entre l’Occident et l’Orient, et qui sert à altériser l’Asie et les populations issues de l’Asie comme un autre inférieur ; des étranger·es eternel·les impossibles à assimiler dans le corps occidental. 

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« Ces nouveaux récits collectifs permettent aussi de mettre en lumière davantage d'expériences communes avec d'autres minorités raciales. »

Aujourd’hui, les jeunes asiatiques ont pris conscience de l’existence d’une véritable hiérarchie d’inégalités, où l’étiquette d’une minorité « modèle » ne sert qu’à faire le distinguo entre les « immigré·es plus désirables » et « les immigré·es moins désirables », à l’image d’une politique d’immigration extrêmement restrictive, utilitariste et néolibérale. C’est aussi pour ça qu’on voit de plus en plus de discours qui critiquent et déconstruisent cette idée de minorité modèle, pour plutôt chercher à souligner des faits d'exclusion et d’exploitation existants dans l'histoire migratoire des populations asiatiques.

Ces nouveaux récits collectifs permettent aussi de mettre en lumière davantage d'expériences communes avec d'autres minorités raciales, comme celles qui viennent du continent africain, et qui partagent un passé colonial commun. 

Ann (40 ans) – Cofondatrice d’Untold Asian Stories (UAS)

L’idée d'UAS a débuté il y a quelques années. J’étais candidate aux élections locales à Louvain. Et à ma grande surprise, j’ai été élue. Plus tard, j’ai appris que j’étais la première personne chinoise en Flandre à avoir été directement élue au conseil municipal. J’étais vraiment surprise, j’avais l’impression qu’il y avait beaucoup de Chinois·es qui vivaient en Belgique depuis longtemps et j’avais du mal à croire que j’étais la première à être élue. 

J’ai commencé à y penser et j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de personnes chinoises ou asiatiques dans les institutions publiques en Flandre, et que si j’observais autour de moi, c’était principalement des personnes blanches. Je me suis demandé où étaient ces personnes et j’ai commencé à les chercher.

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Pendant l’été 2020, j’ai lu un article de journal dans lequel il y avait Lotus. C’était une interview qui parlait du fait d’avoir 18 ans durant la pandémie. Et il y avait cette phrase où elle disait qu’elle manquait de représentations de personnes asiatiques en Belgique et qu’elle voulait travailler sur ce sujet. Et c’est comme ça que tout à commencé.

À Louvain, la plus grosse communauté extra-européenne, c’est la communauté chinoise. Mais je ne vois ces personnes nulle part. Grandir à Louvain dans les années 1980 et 1990, en un sens, c’était assez « safe », mais d’un autre côté il n’y avait aucun espace, aucun langage pour parler de ces problèmes, personne avec qui partager ces sentiments. Je les ai juste repoussés et ignorés pendant des années. C’est seulement parce que UAS existe, et qu’on crée ces espaces et ce langage par nous-même, avec tous ces gens, que j’ai le sentiment pour la première fois d'être autorisée à ressentir tout ça. 

Depuis ces deux dernières années, je repense à la façon dont j’ai grandi, et je donne un nouveau sens à de nombreuses expériences passées. Avant, je réprimais juste une très grande partie de moi, j'avais le sentiment que personne ne voyait ou n'aurait accepté ce que je ressentais. Je suis le genre de personne qui fait des blagues sur elle-même plutôt que de ressentir la douleur d’être rejetée par les autres ou d’être moquée. C’est ma façon de faire face à la souffrance, et ce n’est que maintenant que je réalise à quel point ce mécanisme était et est toujours destructeur. Personne ne me comprenait vraiment, ni ne prenait le temps de m’écouter ou me demander comment je me sentais, me demander quel était l’impact de l'immigration sur ma vie.

Une autre raison pour laquelle j’ai commencé UAS, c’est mon fils. Je veux qu’il ait un espace où il peut sentir l’amour d’une communauté, avoir le sentiment d’être porté par tout un groupe de personnes qui le voient et le reconnaissent. C’est ça ce que je veux lui offrir.

Une écoute en avant-première de Je vous parle ici de ce qui n’existe pas se tient le 5 octobre à l’An vert, à Liège, dans le cadre du festival Voix de Femmes.

*UAS ne se qualifie pas spécifiquement d'asioféministe, contrairement aux F.A.B., car ses militantes se focalisent sur le racisme anti-asiatique avant tout, même si l'asioféminisme est le fil rouge de toute la série de Mélanie Cao.

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