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LE NUMÉRO FICTION 2009

Manuel Joseph

Houellebecq est en Irlande, Virginie Despentes en Espagne, mais Manuel Joseph est à Aubervilliers.

Illustration : Tara Sinn, d’après une photo de Marie-Amélie Tondu

Houellebecq est en Irlande, Virginie Despentes en Espagne, mais Manuel Joseph est à Aubervilliers et il veut bien nous voir. C’est un poète mais il est pas chiant. Il m’a demandé si j’avais vu Rocky II et Rambo IV. Ses références sont donc vos références, vous pouvez lire cette interview sans flipper. Vice : T’as fait quoi avant ? Manuel Joseph : Tu veux dire, professionnellement parlant ? Je te demande pas ton CV. J’étais MISE, ça veut dire pion. Faisant office de bonne à tout faire pour l’Éducation nationale. À Gustave-Courbet, à Romainville. C’était un collège, on peut dire, unique. Y’a eu cette appellation à un moment, les CU, les collèges uniques. Ils ont changé quand ils se sont rendu compte que tous les mômes étaient morts de rire. Il y avait ce qu’on appelait des S.E.S., des sections d’éducation spécialisée. J’espère qu’ils ont débaptisé ça aussi, parce que ça faisait vraiment… Je crois pas, non. Bon. D’accord. Donc mômes même pas à problèmes. Carrément enfants d’alcooliques, enfants du crack. Des gamins qui touchaient jamais le sol, tellement ils étaient speed. Et toi, tu les encadrais ? Pion égale un peu maton, pour eux. Mais, ouais, je les encadrais. Donc à un moment, tu t’es mis à écrire ? Non, tout petit déjà. Haha. Tout petit déjà, j’écrivais. Enfin, on m’apprenait à écrire. Non, c’est en écoutant la radio, en 1991, que s’est produit le déclenchement. C’était l’opération Desert Storm. Et là, j’ai fait, non mais arrêtez de me prendre pour un con. J’ai fait, bon bah je vais voir ce que je peux en faire, de tous les matériaux que j’ai récupérés. Des extraits de presse, des journaux… Mets Gérard de Villiers comme un de mes auteurs fétiches. Mets Gertrude Stein à côté. Mets Cadiot, Alferi. Le livre sort en 1994 chez P.O.L. et ça fait quoi ? Succès d’estime, succès critique incroyable, je ne plaisante pas. J’ai été reçu chez Pascale Casanova, sur France Culture – à l’époque elle n’était pas reléguée à une émission par semaine, elle avait une heure par jour. Tout le monde supposait que Manuel Joseph était un pseudonyme. D’ailleurs, Pascale Casanova a commencé son intervention en disant : « Manuel Joseph existe, je l’ai rencontré. Il est en face de moi. » On m’a fait une couronne de lauriers. Mais la couronne de lauriers s’est transformée en couronne d’épines très rapidement. Pourquoi ? Parce que je me suis rendu compte de ce que ça me rapportait en droits d’auteur. Rien la première année, à cause d’une immobilisation fiscale, et l’année suivante, à peu près rien. En plus j’ai pas été invité à la télé. J’ai été vraiment fier et puis moins heureux et moins fier. Bon, on va tomber dans la psychanalyse de comptoir : 1994, le bouquin paraît, mon père est vraiment heureux. 1995, il meurt. Et là, j’ai travaillé sur une sérigraphie sur Florence Rey qui s’appelait Edenadale. Une sérigraphie grand format, rouge et noire. Uniquement des visages de femmes et des phrases. Lorsqu’il y a eu ce n’importe quoi, boucherie, fusillade, le lendemain dans les journaux toutes les versions étaient contradictoires, surtout sur son âge. L’énoncé, c’était : « Florence Rey avait 19 ans quand elle avait 20 ans. » Ensuite il y avait le visage d’Ulrich Meinhof. Ce visage de… chais pas comment on dit, tu dois connaître le mot mieux que moi, ce qu’on nomme madone. Le visage de Florence Rey en couverture de Paris Match : « Tuez-les tous. » Et cette citation d’une amie de colonie de vacances à elle : « Florence ? Mais c’est pas possible, elle savait même pas dégommer un oiseau avec un lance-pierre. » Ahah. Tu sais, je récupère énormément. Je sais pas s’il y a une seule phrase de moi dans un seul texte de moi, ou poème… Parce que je me réclame poète. Heroes are heroes are heroes, tu dis que c’est de la poésie ? Bien évidemment. Ça m’a même pas fait mal également. Tout. Ça s’inscrit dans le champ de la poésie. Pas du roman. Je vois pas ce qu’il peut y avoir en France et en français. La nouvelle en français ça existe pas, ce qui est un peu con. Enfin, si, il y a Maupassant, les soirées de Médan. Il y a un bouquin qui m’a fasciné aussi : Moi Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. À chaque fois je prenais des bouts, une seule phrase que je passais au mixeur ou que je reproduisais telle quelle. J’étais pigiste également. Dans un journal qui s’appelait Révolutions, nous vivons le temps des… Et là j’ai été le premier à écrire sur Luc Lang. Je connais pas. Tu n’as pas lu Mille six cents ventres ? C’est un drôle de personnage et une histoire assez drôle. C’est le monologue intérieur très très long du cuistot d’une prison de Grande-Bretagne où les prisonniers font grève. Lang, je sais pas où il en est. Ce qu’on m’a raconté de lui, c’est qu’il est narcoleptique. Quoi qu’il en soit, Ça m’a même pas fait mal, je considère également qu’il s’agit de plusieurs poèmes. Et ça c’était mon rêve, de casser cette taxinomie : littérature jeunesse, littérature adolescente. J’ai le regret de te dire que je l’ai pas trouvé en littérature jeunesse mais en poésie. Alors, t’es tombée sur un libraire intelligent. La Fnac. La Fnac est devenue intelligente. Je veux bien que tu parles de ce livre pour les lecteurs qui ne l’ont pas lu. Je pense qu’il y en a beaucoup. J’ai dit à Jean-Luc Moulène, moi je veux faire un anti texte, un vrai faux livre. C’était à l’époque des vrais faux passeports de Monsieur Pasqua, qui cartonne en ce moment avec le deuxième tome de ses mémoires. Je plaisante pas, ça vient de paraître. Au moins il y a des gens qui se font du fric en droits d’auteur. Surtout que ses mémoires, à mon avis, il va y en avoir dix tomes. Mais, il dira jamais tout ! Non ! Il dira jamais tout ! L’Algérie, c’est mon pays, OAS, SAC (Service d’actions civiques)… Ça, c’est dans un coffre chez Vergès : « Au cas où il m’arriverait un incident, veuillez décacheter l’enveloppe. » Ça veut dire quoi anti texte ? Parce que Ça m’a même pas fait mal, ça ressemble furieusement à un texte. Ça veut rien dire. Uniquement, chais pas… De la littérature si vous voulez, des poèmes si vous voulez, mais surtout un travail sur l’écriture qui s’adresse à tout le monde. Je veux être lu par tout le monde et je pense pouvoir être lu par tout le monde, même un gamin. Les gamins ne sont absolument pas choqués par Ça m’a même pas fait mal. C’était quoi le point de départ ? Le dernier texte, qui s’appelle « Amnésthésie ». Là, je me mets dans la tête d’un ado, ce qui est différent. Et j’avais déjà commencé le premier, « Péridurale », sur Iris. Je suis rousse et l’herbe est verte donc tout va bien. Ce que je voulais c’est me placer dans la tête d’enfants, des enfants, de tous les enfants de la terre, du monde, de l’univers. À qui il arrive des trucs ? À tous les mômes il arrive des trucs. Il a pu m’en arriver. « Amnésthésie » (extrait de Ça m’a même pas fait mal, éd. Al Dante)
Delenda all of them est J’ai essayé d’écraser sa tête à elle la tête de l’Anglaise sa sale tête 
de pétasse à elle la tête de l’Anglaise contre la vitre qui tenait fort 
la vitre et l’Anglaise sa tête contre la vitre et comme les chiures 
de mouche le sang qu’on aurait dit qu’elle faisait exprès sur la vitre 
où j’appuyais fort sa tête que je cognais contre la vitre où j’appuyais 
fort sa tête que je tapais mais c’était quand j’appuyais j’ai pas frappé 
elle sa sale tête de pétasse j’ai juste appuyé la tête de elle l’Anglaise 
et j’ai poussé elle sa tête et elle la tête j’ai poussée et j’ai vingt-trois ans 
contre la vitre et la tête qui tient contre la vitre et j’entends qu’elle 
pleurniche la pétasse. Elle est morte ils ont dit demain. Avec mes amis 
on a ouvert la bière et la porte à Manchester du train la porte 
qu’on a niquée la porte et le club et la pétasse et j’ai appris 
qu’elle a pris un poteau. J’ai ri. Elle est morte ils ont dit et vu. Moi. 
Je suis mort comme Manchester et comme la pétasse à cause 
du poteau, juste le poteau comme on dit un copain en français. 
Et j’étais pour la France quand la pétasse elle pleurait j’étais 
pour la France et la pétasse dans la vitre et la tête qui tient contre 
la vitre et j’entends qu’elle pleurniche la pétasse. Elle est morte 
ils ont dit demain. J’étais pour la France et j’ai pris le .22 long rifle 
je sais pas s’il y a un tiret j’ai pas bien appris mais je sais plus 
si Manchester a gagné quand la pétasse a tapé la vitre comme 
les chiures de mouche qui viennent de dehors quand sa tête 
je l’ai frappée contre la vitre avec tout mon bras. Des chiures de sang. 
Son corps est mort pour Manchester. Après j’ai tiré pour pas faire 
d’histoires et c’est moi parce que j’ai gagné quand dans la vitre
j’ai croisé pas son regard parce qu’on l’avait jeté le regard avec le cul 
et les fringues de la pétasse et ma tête je l’ai fait sauter. Ma tête. T’as pas d’enfants ? Non. C’est un refus de la procréation. C’est même un refus de la reproduction de la force de travail. Comme quoi l’école du parti… j’y suis resté fidèle, ah ah. Je vois vraiment pas pourquoi je devrais faire des petits ouvriers, des petites caissières. Ou des petits profs. Tout le monde me dit que j’aurais dû être prof. Qu’est-ce que tu veux que j’enseigne à qui que ce soit ? La peur, la souffrance, la misère ? J’aime beaucoup ce bouquin. Ouais, moi aussi. Tu disais tout à l’heure qu’il n’y a pas une phrase de toi dans tes livres, mais ce texte je te soupçonne de l’avoir écrit. Ouais mais j’ai toujours besoin d’un matériau. Mon élocution se ralentit… au fur et à mesure de… De l’alcool. Oui, si c’est quelque chose que je dois dévoiler. Je n’écris pas quand je suis bourré. Enfin si, j’écris, mais malheureusement le lendemain c’est pas terrible. Et les traductions de Ça m’a même pas fait mal qui figurent dans le texte, c’est toi qui les as faites ? Non c’est un ami, Cyril Clément. Mais il a une tendance à affadir certains de mes textes que certains ont jugés violents. Mes textes ne sont pas violents. Tes textes sont pas violents ? Non, ils sont pas violents. Ils reflètent quoi ? Moi ? Probablement un peu de moi et ma violence. Tout le monde le sait. Je bats ma femme, je frappe mes enfants, chuis ultra violent. Non. Bien sûr qu’il y a une violence mais j’espère qu’il y a aussi de l’humour. Parce que je fais beaucoup de lectures également. Ah bon ? Pas depuis longtemps. Et souvent on dit que c’est très dur et très violent. Moi je trouve ça très drôle. Et je suis le premier concerné. C’est moi qui lis, c’est moi qui ai écrit ou qui a écrit, comme tu veux. Je me suis fait agresser parfois par des gens beaucoup plus violents que moi et qui disaient que j’étais violent. Je t’ai dit qu’on s’est fadé un procès avec Laurent, pour incitation à la pédophilie, avec Ça m’a même pas fait mal ? Non, sur quelles preuves matérielles ils se fondaient ? Bah partout. Y’a des viols partout. Ouais enfin écrire un bouquin sur des viols, jusqu’à preuve du contraire, c’est pas pédophile. Et t’aurais eu envie d’écrire des romans ? Ouais j’ai essayé, ça marche pas. Je n’y arrive pas du tout. Comment ça se fait ? On peut considérer que mes poèmes sont des poèmes-romans. J’en ai commencé des romans qui commencent d’ailleurs par : « Putain je hais ma mère. » Je dois en être à deux pages.