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Photo : Jonas Zuniga
Culture

Se faire un nom dans le rap sans plan marketing (et plus tôt que prévu)

Sorti de Wezembeek-Oppem, 39Bermuda a enchaîné les lives dans les bars bruxellois avant d’être programmé à Dour l’été dernier.
Gen Ueda
Brussels, BE

En revenant de notre petit moment avec 39Bermuda au Café La Pompe à Bruxelles, on avait une super idée d’intro. Puis, chemin faisant et éthanol montant, on a perdu le fil. Le lendemain, notre « On vous envoie ça fin de semaine les gars [pouce levé, clin d’oeil] » s’est mué en un aberrant « Merde, on écrit quoi ? ». 

Puis, une chose nous vient à l’esprit : plus on cale sur cette intro, plus on accumule les mails non lus, les dates butoirs qui approchent… Et quand on repense à la veille, on envie un peu les mecs du 39, pour qui les choses paraissent plus simples, en tous cas plus fluides. 39Felix, Skut et leur booker Jonas nous avaient expliqué qu’ils travaillent sans plan établi, sans forcer. Et le truc semble bien marcher, naturellement. 

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Depuis 2022, le groupe écume les bars bruxellois pour se faire la main, du Réservoir à la Maison du peuple. Et puis, le Botanique. Et puis, Dour. Le 13 juillet dernier, ils ont inauguré la scène du Labo – qui verra passer Prince Waly, Eloi, Zuukou Mayzie ou J9ueve les jours suivants. Depuis, ça s’est un peu calmé niveau dates, mais le duo est à l’affiche du prochain FiftyLab, avec qui on est partenaires. Ils joueront à l’AB Box le 17 novembre, est sont d’ailleurs les premiers mentionnés sur le line-up, grâce à l’heureuse loi de l’alphabet – ce qui nous permet de rappeler que, loin de tout calcul, ils avancent sans stratégie marketing, chose peu commune à une ère où les algorithmes et la surprésence requise sur les réseaux ont un réel effet sur la façon dont les artistes gèrent leur carrière.

En fait, quand on voit que des artistes misent tout sur les différents outils numériques pour « percer » et adaptent leur « création de contenu » en fonction de ça, la seule envie qui nous vient c'est de ne pas écouter leur musique. Alors, en ce qui nous concerne, on décide d’embrasser le style de vie fait de coloc de potes, transports en commun et de tise tard la nuit que 39Bermuda véhicule dans sa musique et son image. 

VICE : 39, c’est pour le tram 39 ? 
Skut
 : Ouais, c'est symbolique. C'est la ligne de tram qui va de Wezembeek à Montgomery. C'est le trajet qu'on a fait toute notre jeunesse.

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Ban Eik, le terminus, c'est le point à l'extrême-est de la carte des trams de la STIB, c’est pas rien. 
39Felix
: C'est loin. Moi, j’habitais à Ban Eik justement. 

Skut : Y'a Bruxelles… et y’a Wezembeek-Oppem. Mais on avait nos potes là-bas, donc quand on voulait pas trop bouger on se voyait à Wezembeek. Ceux qui faisaient du foot c'était à Wezem, ceux qui faisaient du basket c'était à Wezem, on allait à l'école dans les alentours… 

Y'a un gros, gros rappeur belge qui prenait aussi le 39 à l’époque…
Skut
: Y'en a quelques-uns qui y sont passés. Veence Hanao, par exemple. En tous cas, il jouait au basket à Wezembeek. La Smala avait tourné le clip de Dans le sofa à Wezem.

Jonas : Repeat de Caballero et JeanJass a été tourné à la cité de l’Amitié aussi [c’est situé à Woluwé-Saint-Pierre, mais l’arrêt de la cité se trouve sur la ligne 39 de la STIB, NDLR].

Vous y êtes encore parfois ?
Skut
: J'habite à Stockel et je travaille à Wezem, donc j'y suis encore souvent.

39Felix : On a eu une coloc ensemble du côté de Montgomery, mais après je suis allé habiter en ville. 

La coloc c'est un peu l’une des façons clés de former un groupe. 
39Felix
: On avait notre studio dans la cave. C’est là qu’on a commencé à faire nos trucs. 

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Le fait de ne plus vivre ensemble n’a pas eu d’impact au niveau de votre alchimie musicale ? 
39Felix
: C’est même mieux maintenant. 

Skut : Vivre ensemble, avoir chacun son boulot et se forcer à aller dans le studio le soir, ça aide pas. Maintenant, quand on se voit pour le son, on se focus et on sait qu’on va faire de la musique sérieusement. 

39Felix : Vers la fin de la coloc, on avait un peu du mal à se mettre dans la cave et faire de la musique mais quand on s'est « séparés » c'est devenu super cool de se revoir pour faire ça. En coloc, quand on venait de se faire à manger, on se disait qu'il fallait qu’on descende pour travailler mais parfois les autres colocs voulaient faire autre chose, etc. Bref, c'était pas toujours facile.

C'est après la fin de la coloc que vous avez commencé à vous projeter plus sérieusement ? 
39Felix
: Je sais pas si c'est vraiment à ce moment-là mais c’est vrai que quand on était tous les jours ensemble, si on essayait de faire du son dix minutes mais qu’on le sentait pas, on retournait à nos affaires quotidiennes – on était déjà chez nous de toute façon. Alors que maintenant, Skut fait 20 minutes de transport pour venir chez moi donc il va pas se barrer si ça prend pas tout de suite. Ça force à être plus sérieux. D’ailleurs, Jonas nous disait : « Je veux bien vous trouver des concerts mais il faudrait être un peu plus sérieux. »  

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Skut : Maintenant on travaille en studio aussi. On paie pour ça, donc on va pas y aller pour rien. C'est plus pro, on est plus concentrés. 

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De gauche à droite : 39Felix, Skut et Jonas. Photo : Joris Ngowembona

Vous vous êtes aussi professionnalisés au niveau du statut ? 
39Felix
: Non, on n’est signés chez personne. Jonas s'occupe du booking et on fait tout nous-même pour le reste. On a trouvé un équilibre « sérieux », même si ça peut arriver que parfois on lâche un peu le truc. Après, on est rythmés par des lives, des propositions, des sorties, etc. 

Skut : On gère bien l'inconnu pour le moment.

39Felix : On a eu de la chance aussi. On a fait énormément de petits concerts grâce à Jonas qui nous a bookés dans pas mal de petits bars à Bruxelles. Et puis, on a eu une proposition du Botanique et puis de Dour. Petit à petit, les choses plus sérieuses sont arrivées. Je pense que c'est à force de montrer notre gueule tous les week-ends dans des petits bars. On voyait les mêmes têtes qui venaient à nos shows avant de continuer leur soirée ailleurs. En vrai, c'est les shows qui nous donnent le rythme. On est vraiment basés sur les lives. À un moment, on en faisait tellement qu'on trouvait pas trop le temps pour faire d’autres trucs sur le côté. 

Skut : On a d'abord mis notre prio sur le test de nos musiques en live. Ça prenait bien. 

Jonas : Ils ont fait 17 dates en un an. 

D’ailleurs, c'est quoi ton expérience à ce niveau ? 
Jonas
: J'avais vite fait organisé des events avec Give Me 5, donc j'avais des petites notions. Avec 39Bermuda, je leur ai trouvé un concert et ça s’est un peu enchaîné. J'apprends aussi sur le tas. Je connaissais Félix et Skut depuis quelques années mais notre lien était pas hyper solide. Quand ils m'ont proposé de bosser ensemble, je me suis déter’, j’envoyais des mails, j'allais sur place, etc. C'est vraiment du matraquage. Pour le moment, tout roule et on est même étonnés – ou agréablement surpris – par les propositions qui tombent. On s'est rendu compte que le taf qu'ils ont fait pendant presque un an à jouer dans les bars, ça a payé. À Bruxelles, à partir du moment où tu fais ça, ça commence à parler de toi. 

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39Felix : C'est vraiment du bouche-à-oreille, un truc organique quoi. On est vraiment nuls sur Instagram, mais le fait d'avoir joué à tel ou tel endroit, parlé avec du monde, ça marche aussi, et les gens commencent à te démarcher. 

Jonas : Mine de rien, Dour est arrivé très vite dans leur carrière.

Skut : C’était très inattendu. On s'est retrouvés dans un bar tous ensemble après la scène du Bota et j'ai un ami qui connaissait les gars de Dour qui étaient venus nous voir… 

39Felix : … mais on s'est dit que s’ils étaient pas venus nous causer après notre scène, c’est que c'était mort, qu’on n’était pas bookés. 

Skut : Finalement, on a reçu un mail deux ou trois jours après. On a dû bien fêter ça…

Là, vous êtes dans l'étape où vous avez placé votre nom sous les radars, vous pouvez vous permettre de vous effacer un moment niveau lives. Est-ce que le numérique prend un peu le relais ?
39Felix
: En vrai, le côté internet nous gave. On adore faire de la musique et des scènes, mais des publications…

Mais les clips, par exemple – si on englobe tout ce qui se passe en ligne ?
39Felix
: Les clips c'est fun, mais c'est aussi beaucoup d'obligations et on n’a pas envie de rentrer dans ce truc de faire un clip juste sortir quelque chose. Mais quand on a des idées spontanées et marrantes, là on fonce. 

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Skut : Pour le moment, on est aussi à la tête du projet quand on fait un clip. On bosse avec plein de gens mais on aime bien garder notre truc à nous.

39Felix : On veut juste pas rentrer dans le truc où on poste toutes les 20 minutes sur les réseaux pour dire qu'on est en studio et qu'on bosse sur une track. Je trouve que c'est plus une distraction qu'autre chose. Poster nos sessions studio sur Insta pour prouver qu'on ne fait pas rien, c'est casse-couilles. 

Skut : On veut pas publier tous les jours sous prétexte qu'il faut garder le gens auprès de nous, mais côté clip, on aime bien quand même. Regarde celui avec Félé Flingue, on se prend pas la tête.

39Felix : On faisait l'un de nos plus grands festivals à ce moment-là, à Machelen. On a fait la fête jusque tard, on a tous dormi chez moi, et le lendemain on a fait le clip.

Félé, il arrive comment là-dedans ? 
Skut
: On allait voir des concerts du 77 à l'époque. C'est devenu un ami avec qui on discutait, on faisait la fête, etc. Et plus tard, on lui a montré ce qu'on faisait, ça lui a plu et on a essayé de faire des trucs ensemble. Il est un peu dans notre délire, il se prend pas énormément au sérieux non plus. Il est spontané mais il fait les trucs à fond. 

C’est un peu devenu un oiseau rare, qu’on voit principalement en invité de luxe.
39Felix :
J’ai pas envie de parler à sa place mais je pense qu’il est beaucoup avec ses potes, et quand y’a un truc qui lui plaît vraiment, il le fait et il se marre à fond.

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Skut : Il est pas carriériste.

Vous aussi, vous réfléchissez en dehors des codes des stratégies marketing modernes. L’image que vous véhiculez à travers vos clips assume aussi ce retour aux sources.
39Felix
: En soi, la musique qu’on fait est old school, les prods c’est du jungle des nineties. Ce serait presque bizarre que maintenant, avec notre musique, on applique les codes actuels et qu’on se calque à TikTok, aux obligations du streaming, etc. Puis on est trois : Jonas s’occupe du booking, moi je fais des prods et Skut rappe, donc on n’a pas le temps de penser à des stratégies de promo.

En gros, le truc à retenir, c’est que ça peut marcher sans marketing. On en a plein le cul du marketing.
Jonas :
On n’a pas de vraie structure officielle et pourtant on arrive à être programmés dans des festivals où la plupart des artistes avec qui on partage l’affiche sont accompagnés. Et les résultats auxquels on accède, ils sont oufs. 

39Felix : C'est clair qu'on va pas faire semblant d'avoir fait la main stage de Dour à 22 heures, mais avec nos petits moyens on a de bons résultats. On reste un petit groupe indépendant avec des résultats de petit groupe indépendant. Mais c'est pas parce que ça marche comme ça qu'on est fermés à toute proposition, à l'idée de se structurer. On rejette aucune idée mais pour l’instant, c’est comme ça qu’on fait. Notre musique et l'ambiance qui en découle, c'est aussi grâce à notre côté homemade. Et les gens qui viennent nous voir sont à la recherche de ça, ils ont l'impression de faire partie du truc.

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Joris Ngowembona

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