C'est dans les vieux flacons qu'on goûte aux meilleurs alcools

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C'est dans les vieux flacons qu'on goûte aux meilleurs alcools

Comme le vin, les spiritueux se bonifient avec l'âge. Si certains alcools tournent vite, d'autres développent des notes aromatiques de plus en plus complexes. On a rencontré les « dusty hunters », ceux qui collectionnent les bouteilles pleines de...

Rien n'évoque plus la douce sensation d'ivresse qu'un beau bar de darons rempli de vieilles bouteilles d'alcool. À la vue de la quille de Sambuca, astucieusement planquée derrière le Triple Sec à papa, se profile déjà l'idée d'une jolie débauche entre connaisseurs. Et puis que dire de cette fine couche de poussière, témoin du temps qui passe, qui se dépose sur les plus vieilles bouteilles de la collection et donne à celui qui s'en saisit l'assurance de mettre la main sur un nectar qui s'est bonifié avec l'âge.

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Car les bouteilles les plus poussiéreuses sont potentiellement toujours les meilleures. Et peu importe si les experts de Bacardi – la plus grosse entreprise familiale de spiritueux – ont récemment annoncé que l'alcool se périmait : les alcools qui ont « vieilli » sont de plus en plus appréciés pour leur profil aromatique subtil.

Tout le monde sait qu'un bon vieux Bordeaux est une beauté qui a un prix – les bons vins bonifient et développent des nuances de parfums en restant dans leur bouteille pendant des années. Il existe même un marché mondial qui détermine leur qualité et leur valeur. Mais la chose n'est pas aussi évidente pour les vieilles bouteilles de spiritueux.

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A.R.Wilson & Son London Dry Gin, 1947-1949. Photos par Edgar Harden.

On peut être certain qu'un alcool maturé en fût évoluera en fonction de ce même fût, prenant un peu de sa saveur et de sa teinte. C'est d'ailleurs grâce à cette bonification que certains whiskys vieillis – comme un Malacan 25 ou un Pappy Van Winkle, 23 ans d'âge – affolent les acheteurs. En théorie, une fois ces spiritueux transférés du fût dans une bouteille en verre, la boisson devrait rester inchangée pendant des années, si tant est qu'on referme bien son bouchon. Mais avec l'âge, certaines bouteilles prennent une valeur particulière, due à la fois à l'évolution de leur profil aromatique mais aussi à cause de ce qu'elles représentent, historiquement parlant.

C'est en déménageant une cave à vin dans le cadre d'une vente immobilière qu'Edgar Harden – à l'époque expert en meubles et décoration chez Christie's – a commencé réellement à s'intéresser aux vieilles bouteilles de spiritueux. Ce jour-là, après lui avoir fait remuer la cave de fond en comble, les propriétaires lui ont finalement demandé de mettre aux enchères leur Mouton Cadet, au détriment d'une caisse de gin Gordon 1960, qu'ils lui ont demandé de débarrasser. « Je l'ai rapportée chez moi, j'en ai goûté une bouteille et je me suis dit 'Wahou, c'est bon ça ! C'était tellement doux, profond… très intéressant », se souvient Edgar. C'est comme ça qu'il est devenu à la fois expert en meubles et décoration et expert en vin.

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Aujourd'hui, Egdar est devenu le directeur de Old Spirits Company, une entreprise spécialisée dans la revente de vieux spiritueux, basée à Londres. Il y vend des bouteilles qui ont plusieurs dizaines d'années à des amateurs et quelques bars ou restaurants intéressés par ses produits. Il trouve que les vieux spiritueux sont en général plus doux et souples en bouche que leurs homologues contemporains.

Il arrive qu'un vieux spiritueux change complètement de goût. Certains sont effectivement périmés, pendant que d'autres se bonifient. Le gin, par exemple, contient du genévrier et d'autres herbes qui ont tendance à changer avec le temps : « Les distillats sont issus de plantes et donc en vieillissant, la composition change au fur et à mesure que ces composants organiques se décomposent et créent de nouvelles associations », explique Edgar.

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Kina Lillet, 1964.

C'est pour ce degré de mystère qu'Edgar apprécie les spiritueux à base d'herbes, de fruits ou encore de café ou de chocolat. La Chartreuse est connue pour être composée de 130 plantes, herbes et autres fleurs, ce qui fait d'elle l'une des liqueurs les plus prometteuses en termes de bonification. Le bar à cocktails new-yorkais Pouring Ribbons est connu pour sa collection de Chartreuse remontant jusqu'aux années 40. Les anciennes bouteilles marquent des différences organoleptiques assez impressionnantes.

« Admettons qu'on a à notre disposition deux bouteilles de Chartreuse jaune, énonce Joaquín Simó, l'un des dirigeants du Pouring Ribbons et accessoirement, tenant du titre de Meilleur bartender de l'année lors de l'édition 2012 du Tales of the Cocktail. La première bouteille pourra être très douce et mielleuse avec aussi beaucoup de notes vertes. La seconde pourrait être un peu plus âgée et être plus amère, avec plus de saveurs d'herbes, plus de cacao. Certains parfums sont plus évanescents que d'autres. »

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Mais toutes les bouteilles « vintage » ne se ressemblent pas : « Du fait de l'importance des ingrédients d'origine naturelle, chaque année diffère des autres, précise Joaquín. En ouvrant certaines bouteilles, on a l'impression de se retrouver dans un magasin d'épices indien. »

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Un Gin Dunbar's London Sloe des années 30.

La lumière, les variations de température et l'humidité ainsi que d'autres facteurs moins évidents comme la position dans laquelle la bouteille est stockée affectent la bonification du liquide. Une bouteille qui aurait pu bonifier en cave peut être complètement fichue après une trop longue exposition à la lumière directe du soleil. Par exemple, Edgar évite les bouteilles qui ont été conservées près de chemins de fer car les vibrations dans le sol peuvent altérer le goût des spiritueux.

Les spiritueux vieillis offrent des opportunités assez inédites pour les cocktails. Grâce à ces vieilles bouteilles, ceux pour qui le Savoy Cocktail Book est un livre de chevet peuvent enfin reproduire presque à l'identique les cocktails que l'on servait dans les années 30. Si vous vous pointez un jour à l'Experimental Cocktail Club de New-York ou bien au Ritz de Londres, vous pourrez gouter aux meilleurs Classic Cocktails en version vintage – c'est juste une expérience exceptionnelle.

Au NoMad de New-York, Leo Robitschek, le directeur du bar, prépare ses breuvages en mélangeant des vieux alcools trouvés dans la réserve du bar. Pour faire un Jungle Bird, il utilise un Campari des années 60 – à cette époque, la couleur rouge du Campari était obtenue avec des cochenilles écrasées – et un cognac d'une cinquantaine d'années pour préparer un Vieux Carré. À 200 $ (184 €) le verre, ce cognac est l'un des plus chers de la cave du NoMad. Malgré tout, ça reste une bonne affaire, comparée aux 350 £ (475 €) que vous devrez débourser au Ritz de Londres pour déguster un verre d'El Presidente, fait à base de Bacardi 1910, de Grand Marnier des années 60 et de Carpano Antica des années 50.

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Leo compare l'usage de ces spiritueux vieillis à celui du caviar : « Le caviar n'a besoin de rien d'autre pour être délicieux, dit-il en ajoutant que pour beaucoup c'est la seule façon de vraiment le déguster. Mais certains plats sont vraiment excellents quand on leur ajoute une pointe de caviar. »

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Bols Ballerina, années 60.

Plusieurs vieilles bouteilles de spiritueux sont intéressantes car les procédés de fabrication ont évolué au fils des décennies et certaines marques ont carrément disparu. Dans certains cas, des gens affirment même que certaines boissons sont différentes en goût par rapport à leurs aînés – en cause : l'évolution des procédés de distillation gérés par ordinateur et les céréales OGM.

Les plus grands experts de l'histoire des distilleries aux États-Unis sont aussi les plus grands amateurs de whisky. Ils peuvent vous lister tous les rachats qui ont eu lieu dans l'industrie, tous les changements dans le procédé de distillation et la succession des maîtres distillateurs avec autant de précision que d'autres historiens vous racontent l'Histoire de France par le menu ou la succession des papes du Vatican. Beaucoup de marques embouteillées dans le passé n'étaient pas considérées comme elles le sont aujourd'hui. Les bouteilles des feux National Distillers et des Stitzel-Weller, par exemple. Il y a quelques années encore, si vous buviez du Pappy van Winkle, c'était grâce à Stitzel-Weller. Mais maintenant, la production est trop faible pour s'en procurer facilement.

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Greg Gilbert tient le blog Bourbon Dork. En 2009, il a écrit une série de posts intitulés « Dusty hunting ». Il partait à la recherche de magasins de spiritueux, dans des quartiers un peu chaud, en quête de vieilles bouteilles de whisky oubliées au fond d'étagères dans des débarras.

Greg sait par où remonter pour trouver la provenance d'une bouteille. D'abord, il regarde s'il y a une bande fiscale – ce qu'on utilisait pour sceller les bouteilles avant la standardisation des bouchons anti-fraude mis en place dans les années quatre-vingt. Si une bouteille n'a pas de code UPC, Greg sait alors qu'elle a été scellée dans les années 80 ou avant. Si elle en a un, il peut tout de suite savoir d'où elle vient. Si une bouteille mentionne des précautions pour la santé du consommateur, ça indique qu'elle est sortie dans les années 80 ou plus tard. Autre indice : avant 1979, la contenance des bouteilles était mentionnée avec les unités de mesures britanniques.

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Canadian Club des années 30.

Pendant son heure de gloire, Greg pouvait mettre la main sur 30 bouteilles par jour. « Il y a eu une époque où je pouvais aller à Washington DC, entrer dans un magasin d'alcools et ressortir dix minutes plus tard avec une douzaine de vieilles bouteilles », se rappelle-t-il.

Le butin de Greg comprend des bouteilles d'Old Overholt des années 60, d'Old Forrester des années 70, des Wild Turkey des années 80, parmi d'autres trésors. « C'est une grosse généralité mais on peut dire que les whiskys produits à l'époque restaient plus longtemps en bouche, ils évoluaient sur le palais », nous apprend-il. Les whiskys produits maintenant ont plutôt un effet de rince-bouche. Sa trouvaille préférée est un Old Fitzgerald arborant le Bottled in Bound, un label américain établit au XIXème siècle garantissant un embouteillage et une bonification idéale. Il a été mis en fût en 1965 et en bouteille en 1971. Il l'a acheté pour même pas 12$ (11€). La bouteille est aujourd'hui estimée à 1 000$ (920€).

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Aujourd'hui, Greg est rangé des bouteilles, il a abandonné sa chasse aux pépites. Il estime que lui et quelques autres ont déjà déterré tout ce qui pouvait encore se boire.

Greg souligne que pour lui, contrairement à certains, chasser ces bouteilles poussiéreuses n'était pas une affaire d'argent. Il cherchait ces bouteilles en tant qu'amateur de bon whisky. Il voulait boire un peu d'histoire.

Laurent Lebec dirige le bar du Big Star à Chicago et voit un peu les choses de la même manière. Plusieurs fois par an, il emmène son équipe en voyage d'apprentissage dans le Kentucky. Il leur apprend à goûter et choisir les fûts de whisky pour la sélection du bar du Big Star. Il y a quelques années, lors d'une de ces virées, il a trouvé un Old Fitzgerald Bottled in Bound de 1968 : « C'était tellement dingue. Il sentait la réglisse, le bacon et des épices. Il laissait une saveur en bouche tellement présente qu'on pouvait pratiquement la mâcher. Je me suis dit : 'C'est donc ça, ce que les gens buvaient à l'époque ?'»

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Un Campari Cordial des années 70.

Laurent peut servir quelques-unes de ses trouvailles à des clients, mais il ne leur fait pas payer. Pour vendre de l'alcool, il faut que la bouteille vienne d'un revendeur agréé… Et les vieilles bouteilles trouvées dans des ventes aux enchères ne passent pas outre cette législation. Il veut juste partager avec ses clients un peu de l'histoire qui est derrière les bouteilles.

Laurent apprécie les vieux spiritueux, mais il reste encore enthousiaste à propos de l'avenir du whisky : « Il y a tellement de bonnes choses qui sont produites actuellement. Et acheter des vieilles bouteilles peut vraiment coûter très cher. »

Mais même les premiers 'chasseurs de poussière' l'admettent : il se pourrait qu'il reste quelques petits bijoux à dégotter dans la nature. Edgar rappelle que certains vieux spiritueux ne sont pas très connus mais néanmoins délicieux, comme le Southern Comfort et le Drambuie.

« J'estime qu'un Malibu des années 80 est tout à fait excellent. Mais si les gens entendent ça, ils vont juste penser à Tom Cruise dans Cocktail, dit Edgar. Attendez qu'un barman qui s'y connait un peu vous serve une piña colada avec ça, et vous serez soufflé ».