Dans la vie d'un travailleur payé moins que le SMIC

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Dans la vie d'un travailleur payé moins que le SMIC

Ce que l'on apprend de la vie en se levant à 4 heures du matin pour distribuer des prospectus.

Illustration : Dan Evans

Il est 5 heures 30 du matin et Paul est en train d'expliquer les valeurs de base de son entreprise de distribution de brochures : « Je n'ai pas le temps pour les pleurnichards, les revendicateurs et les esprits faibles. Je vous paye littéralement pour marcher. Donc marchez comme il faut. Prenez votre paye et rentrez chez vous. »

Je souris et hoche la tête tandis que Paul me parle de l'histoire de son entreprise et de l'importance de ses travailleurs, « qui sont les garants de l'image positive de la marque dans la rue ». J'ai l'impression que Paul s'est très souvent imaginé prononcer ce discours devant une caméra. Après une sorte d'improvisation sur l'horreur que constitue la mode des casquettes à l'envers, Paul explique brièvement les « avantages » du statut de travailleur autonome, qui résident principalement dans le fait qu'il peut s'épargner toutes les contraintes imposées par le droit du travail. « Si vous marchez assez vite et que vous travaillez assez dur, vous pourrez gagner plus que le salaire minimum, alors bougez-vous le cul », dit-il en me remettant un bloc-notes afin que je puisse signer et officiellement endosser mes nouvelles responsabilités.

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Paul n'a pas à nous payer le salaire minimum parce que nous ne sommes techniquement pas ses employés. Cela implique aussi pour lui de fermer les yeux sur les horaires du personnel afin qu'ils ne puissent pas prouver combien d'heures ils ont travaillé – autrement dit, les gens comme Paul peuvent se dispenser de payer le salaire minimum.

J'ai commencé ce travail en juin 2016. Alors que je m'apprêtais à partir pour ma première tournée, j'ai remarqué que les autres travailleurs parlaient surtout de trouver « le bon secteur » (à savoir les rues avec le plus d'habitations pour livrer plus rapidement) et désiraient s'y rendre dès que possible. Je suis conscient qu'en tant qu'être humain normalement constitué, je ne devrais pas être réveillé à cette heure-là – mais j'étais quand même heureux d'avoir trouvé ce job. J'ai commencé à discuter avec un Belge nommé Philippe qui m'a présenté quelques-uns des autres travailleurs. J'ai assez vite appris à connaître la plupart des nouveaux, et constaté que la société était particulièrement « diversifiée » ; j'ai par exemple vu un mécanicien à temps partiel appelé Kieron demander à un freegan anarchiste surnommé Doom de lui expliquer le système de benne à ordures.

Avec un groupe de quatre types, nous avons pris la route pour une banlieue huppée, après avoir chargé nos sacs avec un assortiment de 2 500 dépliants publicitaires de pizzas à emporter, de prêts immobiliers et d'offres de téléphonie. Il faisait encore nuit dehors et mon sac à dos était incroyablement lourd. Sept heures plus tard, je livrais la dernière brochure de ma tournée. Une goutte de sueur est tombée sur mon écran de téléphone alors que je calculais le salaire horaire pour mes livraisons du jour : 6 euros. Naïvement, je me suis dit que c'était juste une mauvaise journée et que ça n'arriverait plus.

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Durant ma première semaine, mon salaire horaire est resté aux alentours des 6 euros, ce qui représente 3 euros de moins que le salaire minimum – qui est à 9,67 euros en France. J'ai demandé à Roland, qui bosse dans l'entreprise depuis trois ans, s'il trouvait ça normal : « Ça monte et ça descend, mec. Paul est un enfoiré, il me donne toujours les pires secteurs. De toute façon, je me tire d'ici le nouvel an. Je suis en train de voir si je peux récupérer un van pour vendre des glaces. »

Roland m'a expliqué qu'il bossait sept jours par semaine. À côté, il livre des repas chinois pour l'entreprise de son beau-frère à raison de trois soirs par semaine. Avant ça, Roland travaillait à l'usine, où il a directement décroché un job à la sortie de l'école. Pendant 25 ans, il y a bossé aux côtés de ses quatre frères, jusqu'à sa fermeture. Proche de la cinquantaine, Roland est passé de 700 euros par semaine à 400 euros, bien qu'il cumule désormais deux emplois.

Lors de mes derniers jours à bosser avec Roland, je me suis fait chasser d'un quartier par un pit-bull. Paniqué, j'ai fait tomber la moitié de mes prospectus – il devrait y en avoir 150. Quand Roland a bien voulu arrêter de se marrer, il m'a demandé pourquoi j'avais jeté mon sac en l'air et non sur le chien. J'ai répondu que je ne savais pas, peut-être que j'étais simplement effrayé à l'idée d'énerver encore plus ce chien. « C'est plutôt bien joué », a dit Roland, histoire d'enfoncer un peu plus le couteau dans la plaie. Je lui ai demandé s'il cherchait un travail mieux payé et moins dangereux ; Il m'a expliqué qu'il postulait à d'innombrables emplois, mais que son âge et son absence de qualifications l'empêchaient d'obtenir un entretien. « Je bricole un peu en fin de journée, mais je ne suis plus tout jeune… mais merde, je vais continuer ! Je te promets que je vais l'avoir ce van, dès l'année prochaine. »

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Pendant ma deuxième semaine de boulot, j'ai commencé à arriver un peu plus tard au travail, espérant que partir avec une autre équipe m'aiderait à avoir plus de chance avec l'assignation des secteurs. J'ai fini par passer la plupart des jours suivants avec OJ, un gars intéressant que j'aimais bien écouter parler de sa Volvo 480, des applications qu'ils développaient avec sa femme, du roman de science-fiction qu'il était en train d'écrire et de la quantité massive de drogues qu'il ingérait régulièrement. J'ai demandé à OJ si, en tant que docteur en informatique, cela ne le dérangeait pas de travailler pour moins que le salaire minimum, mais il a copieusement esquivé le sujet.

À la place, il m'a parlé des techniques qui lui permettaient de se débarrasser efficacement de ses prospectus. Lui et ses collègues ne livrent qu'environ 60 % des brochures et terminent donc la journée plus tôt, ce qui signifie qu'ils parviennent finalement à gagner le salaire minimum. La méthode la plus intéressante est surnommée « affichage fantôme ». Le processus consiste à s'arrêter entre deux maisons, avant de se diriger vers une porte imaginaire et d'attendre une seconde, puis de se rendre dans une « vraie » maison. Le tracker GPS que nous avons dans nos sacs à dos indiquera qu'une maison supplémentaire a été livrée à chaque fois. En le faisant suffisamment souvent, une partie importante du boulot quotidien peut être annulée en toute sécurité. Il existe d'autres manières moins embarrassantes de remplir les objectifs absurdes qu'on nous assigne, mais OJ m'a certifié qu'il s'agissait de la méthode la plus sûre.

J'ai terminé cette tournée à 11 heures moins le quart, ce qui signifie que mon salaire horaire avoisinait les 10 euros. Sur le trajet du retour, j'ai demandé à OJ s'il émet la moindre réserve sur ce que nous venons de faire. « Non. Si tu prends les gens pour des cons, ils vont forcément essayer de te baiser en retour », a-t-il répondu. « Paul peut virer arbitrairement autant de personne qu'il le souhaite pour nous mettre la pression. Mais on continuera à le faire. Il faut juste le faire de manière intelligente. C'est un plutôt un bon plan si tu as d'autres activités en dehors du boulot. »

En vérité, toute l'énergie déployée dans cette technique me paraissait être un effort presque trop important comparé à la maigre récompense que nous en tirions. C'est toujours plaisant de baiser son enfoiré de patron, mais il est aussi étrange de devoir en arriver là pour gagner le SMIC. Au bout de trois semaines, j'ai appelé Paul pour lui dire que je ne reviendrai pas la semaine suivante. Paul m'a répondu « OK » et a immédiatement raccroché, ce qui n'était franchement pas étonnant.

J'ai quand même eu une pensée pour Roland, qui bossait énormément pour toujours bien se faire voir et se demandait pourquoi Paul lui refilait toujours les mauvais secteurs alors qu'il a vraiment besoin de fric. Il y a plein de personnes comme Roland – des gens qui font le ménage dans des maisons de retraite ou des boulots illégaux, et qui se font exploiter tous les jours faute de mieux.

Les immigrés européens pourraient finalement créer un mouvement pour les droits des travailleurs et ainsi faire évoluer la législation, notamment pour les sociétés comme Deliveroo, tant ils sont des cibles faciles pour les patrons peu scrupuleux. Mais cela ne fonctionne que si ce sont les employeurs qui sont tenus responsables. Malheureusement, la plupart s'en sortent, ce qui veut dire qu'il existe des milliers de personnes comme Roland : des quinquagénaires qui bossent beaucoup pour un salaire horaire de misère.