Lexie Charlotte Abramow agressivelytrans
Photo : Lexie, par Charlotte Abramow
Société

L'Histoire le montre, les transidentités ont toujours existé

« On n’est pas dans le débat. Les sources sont là, il suffit de les lire. »
CL
Brussels, BE

C’est un fait. Les questions de genre et d’identité prennent aujourd’hui de plus en plus de place – en tous cas plus qu’hier et, on l’espère, moins que demain. Pourtant, quand on fait de la place à ces questions dans l’espace public et médiatique, c’est encore trop souvent sous le prisme du témoignage et non de l’analyse ; trop souvent sous l’angle de l’histoire personnelle plutôt que de l’Histoire, avec un grand « H » – même si celle-ci s’écrit majoritairement sous la plume des dominants. Et si on vous disait que les personnes transgenres ont toujours existé ? Et si on vous prouvait que les transidentités sont vieilles de plus de 4 000 ans ? Et si on laissait l’analyse des archives et l’expertise historique entre les mains des personnes directement concernées ? 

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VICE a parlé de tout ça avec Lexie, militante transgenre, historienne de l’art, détentrice du compte Instagram @agressively_trans et autrice de « Histoire de genres : guide pour comprendre et défendre les transidentités » paru aux éditions Marabout.

VICE : Si certaines personnes pensent les transidentités comme « nouvelles » – « une mode » ou « une passade » comme on l’entend parfois –, c’est parce qu’elles prennent de plus en plus de place dans le débat public. T’es d’accord avec ce constat ? 
Lexie :
En un sens, oui. La présence est plus importante, certes, mais elle est encore très contrainte à certains supports, certains sujets et certains angles. On ne voit pas les personnes trans, on voit ce qui intéresse les personnes cisgenres sur les personnes trans. Typiquement dans la presse en France, il y a très peu de publications en dehors des suicides et assassinats, ou qui ne soit pas un dossier choc sur « les transitions ». Les médias pensent avoir théorisé des choses qui n’avaient jamais été dites alors qu’on nous ressert les mêmes stéréotypes depuis les années 1980. Le constat, c’est donc qu’il y a de plus en plus de visibilité mais qu’elle n’est pas toujours bonne. Globalement, on ne peut pas s’en tenir à : « Les personnes trans sont de plus en plus visibles, c’est gagné ». Parce que de la visibilité dans ce contexte où on se fait encore buter, c’est nous jeter en pâture à des regards sexualisants, fétichisants et violents. 

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Comment ta formation d’historienne de l’art a influencé tes questionnements et la déconstruction puis reconstruction de ta propre identité ?
Je savais depuis le lycée que je voulais faire l'École du Louvre à Paris. J’avais l’impression que j’allais être Lara Croft qui allait chercher les artefacts anciens. En fait, Lara Croft est une pilleuse de tombes et une destructrice de patrimoine, quelle honte ! J’ai fait mes trois ans en Histoire de l’art, spécialisation anthropologie. J’étais déjà en questionnement avant mais j’ai vraiment pris conscience de ma transidentité à l’Ecole du Louvre. J’ai pas fait mon coming out à ce moment-là parce que l’environnement social était immonde. Le questionnement et l’affirmation de mon identité se sont faits dans le milieu de la recherche, là où on étudiait ces questions de : comment s’organise une société ? Qu’est-ce qu’elle laisse matériellement, aussi selon les groupes sociaux ? En Histoire de l’art on ne voit quasiment que les groupes princiers et à l’École du Louvre, on a vu que deux artistes femmes. Ça a provoqué plein de questions en moi qui m’ont ensuite poussée à vouloir voir les transidentités à travers ces filtres de recherche et dans ces domaines académiques. 

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« Globalement, on ne peut pas s’en tenir à : “Les personnes trans sont de plus en plus visibles, c’est gagné”. Parce que de la visibilité dans ce contexte où on se fait encore buter, c’est nous jeter en pâture à des regards sexualisants, fétichisants et violents. »

C’est fou parce que ce sont finalement ces manquements, ces absences, qui t’ont permis de révéler la présence d’autre chose, dans ton expérience personnelle et au sein de la société…
De fait, je crois qu’il y a eu une affirmation de mon féminisme et de ma présence queer parce que je me posais la question : où sont les artistes queer ? On étudie plein de personnages historiques pour lesquel·les il était connu qu’iels étaient queer, et on le dit comme une anecdote. Mais leur identité n’est pas analysée dans l’Histoire. Il y a un angle très patriarcal. En même temps, à l’École du Louvre on voit vraiment de tout, notamment beaucoup de domaines extra-occidentaux. Le fait d’étudier les arts d’Afrique, de comprendre le morcellement culturel, la mythologie complexe, le rapport aux ancêtres, ça m’a permis de déconstruire beaucoup de clichés et d’européocentrisme. 

Est-ce que ces manquements, ces « trous » dans l’Histoire se sont constitués par manque de traces ? 
La question des archives me passionne, elle est fondamentale. Plein de chercheur·ses ont mis le doigt sur des choses qui montrent une présence trans et n’ont pas su l’interpréter. Pour écrire mon livre, j’ai dû relire des archives avec un nouvel éclairage, un regard de personne concernée. Quand il y a une expertise et un regard plus varié, le champ de la recherche s’élargit. C’est aussi ce que l’on a pu constater avec la présence de chercheur·ses noir·es et racisé·es dans le champ des études colonialistes et des rapports de race. Le « je » est important. À quel moment on ne se rend pas compte que faire appel à des personnes concernées élargit la recherche ? À quel moment on ne veut pas que ça élargisse la recherche ? En Histoire de l’Art, on nous répète qu’il faut être objectif·ve, mais ça n’existe pas. 

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« Chez les Zulu par exemple, ce qui sortait de la binarité était considéré comme un signe d’exception, au sens de merveilleux, et non pas comme une erreur comme ça peut être le cas aujourd’hui. »

Est-ce qu’il y a eu un processus d’invisibilisation volontaire des transidentités dans l’Histoire ? 
Oui, clairement, mais c’était pas le cas partout. En Occident, ça n’a pas fait système. On a perdu des traces et on est passé à côté du sens de certaines archives. C’est le cas par exemple pour Eleanor Rykener, une travailleuse du sexe à Londres au XIVème siècle dont on a les minutes du procès. Elle n’est pas trainée en justice à l’époque parce qu’elle est trans mais parce qu’elle sodomise ses clients. On voit que le tribunal prend en compte son nom de naissance (John) et son identité (Eleanor). Il y a aussi des saint·es de l’église chrétienne qui sont transgenres. On se rend même compte que, dans leur parcours de sainteté, leur transition de genre est perçue comme extrêmement positive, notamment parce que ça les rapproche de la fluidité des anges, parmi d’autres arguments théologiques.

Y’a des endroits du monde où cette invisibilisation des personnes trans a fait système ? 
Clairement au sein de toutes les dynamiques coloniales. En Afrique, chez les Lugbara, les missionnaires ont fait changer le terme qui parle de transidentité en lui associant un sens littéralement diabolique. Dans un contexte où se rencontraient des dynamiques religieuses, une volonté d’expansion universaliste et la fameuse « mission civilisatrice », le spectre du genre, qui était bien présent, ne pouvait pas continuer d’exister. En Asie et dans le Pacifique, c’était différent : on avait cette image du bon sauvage, doux et passif. De fait, dans ces régions, on tombe directement dans une fétichisation et une hypersexualisation de la transidentité. Ce sont des dynamiques sensiblement différentes mais au fond c’est le même résultat : la disparition de dynamiques culturelles remplacées par la binarité occidentale. 

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« On n’est pas dans le débat. Les sources sont là, il suffit de les lire. »

Qu’est-ce qui, dans le processus de colonisation, a fait que l’on avait besoin de réduire ce spectre à deux genres, masculin et féminin ? 
Ça repose avant tout sur le contexte scientifique qui promouvait l’eugénisme et la hiérarchisation raciale. Cette diversité, des cultures et donc des rapports au genre, était considérée comme une dégénérescence, comme une fantaisie au sein d’une société vue comme humainement et intellectuellement inférieure. Tandis qu’en Europe on avait cet ordre binaire, propre et rationnel, qui s’accorde présumément à la nature, selon toutes les rhétoriques de l’époque. Le rationalisme, qui a été une des obsessions de l’Europe depuis le 18ème siècle, reposait également (et malheureusement) sur un manque de connaissances et de matériel (notamment pour étudier les chromosomes et les hormones). Pour résumer, il y a donc à l’œuvre dans ce processus de colonisation, un côté « scientifique » de théorisation raciste et eugéniste ainsi que ce sens de la supériorité civilisationnelle. 

Quelle est la place des personnes transgenres dans l’Histoire ? 
Dans énormément d’ensembles culturels, c’est une place qui a été identifiée et valorisée. Chez les Zulu par exemple, dans l’actuelle Afrique du Sud, les personnes trans étaient en lien avec le monde spirituel, le mystique et aussi le monde guerrier. C’est de l’analyse mais on peut se dire que, comme la binarité a été et est toujours majoritaire, ce qui en sort était considéré comme un signe d’exception, au sens de merveilleux, et non pas comme une erreur comme ça peut être le cas aujourd’hui. 

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« On remarque une peur de perte de valeurs et de racines judéo-chrétiennes en Occident. Montrer que la présence trans appartient aussi à ces racines, ça rassure. »

Dans quelle mesure l’Histoire est un outil militant et politique d’après toi ?
Ça devient un outil militant parce qu’à la base, c’est une réalité factuelle et vérifiable. On n’est pas dans le débat. Les sources sont là, il suffit de les lire. Le fait qu’on ait cette base nous permet de répondre à plein de choses qu’on nous balance dans les dents en disant juste : « Mais pourquoi vous continuez à nous empêcher d’exister quand, au même titre que vous, on a toujours été là ? ». J’ai vu en conférence à quel point invoquer des éléments historiques laisse silencieux, c’est imparable. Et puis le fait d’être moi-même Napolitaine me rattache fort à ce passé. En effet, les deux seules régions en Occident où la présence trans fait système sont l’Albanie avec les Burrnesh (les « vierges sous serment ») et Naples avec les Femminielli. Je crois que ça marche aussi parce que ça permet de rattacher la présence trans à la culture chrétienne et ça, ça rassure énormément.

Comment ça ?
On remarque une peur de perte de valeurs et de racines judéo-chrétiennes en Occident. Montrer que la présence trans appartient aussi à ces racines, ça rassure. C’est terrible de devoir encore exister en se justifiant d’une appartenance à des systèmes alors que moi, ce que je revendique, c’est de les changer, les faire exploser et les rendre multipolaires. 

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« C’est terrible de devoir encore exister en se justifiant d’une appartenance à des systèmes alors que moi, ce que je revendique, c’est de les changer, les faire exploser et les rendre multipolaires. »

Quand j’ai tapé « histoire des transidentités » dans Google, le premier résultat était Magnus Hirschfeld dans les années 1920. Mais quand on lit ton livre, on se rend compte que les transidentités sont vieilles de 4 000 ans. Comment tu expliques ce décalage ? 
Hirschfeld, c’est pas le début des transidentités, c’est le début de la reconnaissance de nos existences trans par les personnes cisgenres. Du coup, c’est considéré comme l’Histoire avec un grand « H » ! Hirschfeld ne fait ni de la socio ni de l’histoire, il fait de la médecine. C’est un chirurgien qui expérimente. Donc non, juste non. Par contre, ce qui se passe autour de Hirschfeld, c’est une concentration de personnes trans dans sa clinique à Berlin. Mais il n’y a pas de réflexion sur les hormones ni les chromosomes, c’est vraiment génital. Pour Hirschfeld, la vaginoplastie, c’est nécessaire. En fait, c’est la continuité de l’uniformisation biologique à laquelle on assiste en Europe depuis la fin du 18ème siècle. Ça va d’ailleurs de pair avec le côté psychiatrisant et pathologisant appliqué à la transidentité. Donc c’est pas une histoire trans, c’est une histoire de la manipulation des transidentités par le biais de la cisnormativité, rien d’autre.

Faut-il que ce soient des personnes concernées qui soient chercheur·ses et historien·nes, pour exhumer l’Histoire des transidentités ? 
Oui, je crois. On a besoin de faire de la place aux personnes concernées et à leur expertise. Parce que c’est une explosion du champ de la recherche et un enrichissement des possibilités. Une pluralité qui est aux mains de personnes qui partagent tous la même identité, ça n’a pas de sens. Ça va être compliqué quand je vois à quel point on doit se battre pour obtenir une légitimité, mais on est déjà à l’œuvre. 


Niveau lecture, Lexie recommande les livres ci-dessous : 

  • « Les genres fluides : de Jeanne d’Arc aux saintes trans » de Clovis Maillet (Arkhe, 2020) 
  • « Transfuges de sexe : passer les frontières du genre » de Emmanuel Beaubatie (La Découverte, 2021) 
  • « Stone Butch Blues » de Leslie Feinberg (1993, traduction française Hystériques et Associées, 2019) 
  • Monique Wittig (Les Guérillères), ALOK (le concept de blanchité), Julia Serano (sur la trans-féminité), … 

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