Santé

Grandir avec un père schizophrène

Quand je pense à mon père, je suis évidemment triste, mais j'ai compris que je n'y pouvais rien, et qu'il ne s'agit pas pour lui de se « reprendre en main ».
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Julia, sur la voiture de son père. Image publiée avec l'autorisation de l'auteur

Cannettes de bières sur le siège passager et moi sur la banquette arrière ; pas de ceinture, pas de radio, juste le moteur de la Mustang qui vrombit. C'est parti pour une descente de huit heures en direction des Landes. « À nous la belle vie ! », qu'il disait mon père. Si on m'avait dit que la belle vie c'était de le voir embarqué par les flics sur la plage au mois d’aout car ce dernier avait trouvé drôle d'insulter les MNS (maitres-nageurs sauveteurs) de SS parce que « ça rime ! », je peux vous dire que j’aurais peut-être réfléchi à deux fois avant de m'assoir et de fermer la portière.

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Voilà, les premiers souvenirs qui me reviennent de mon enfance sont marqués par la maladie de mon père : la schizophrénie.

On dit souvent qu'il y a autant de schizophrénies que de schizophrènes, que la maladie est propre à chacun. Elle est globalement définie par une perception déformée de la réalité, un délire de persécution, des crises de mégalomanie, des idées délirantes et j'en passe les symptômes sympathiques. Quand j'étais enfant par exemple, mon père s’excitait très vite pour une idée sortie de nulle part, qui finissait par devenir une obsession. Pas très loin de chez lui, il y avait une petite boutique qui vendait des encens, des grigris et des pierres précieuses. En quelques semaines il avait fini par acheter la quasi-intégralité des bibelots vaudous et des pierres qu'il s'était mis à offrir à n'importe qui pour éloigner le mauvais œil et ouvrir les chakras au maximum de monde.

Ma mère et mon père se sont rencontrés quand ils avaient vingt ans. À l'époque, il n'avait pas de vraiment symptômes, juste quelques idées tordues, qui lui donnait du chien. Ma mère a quitté mon père quand j'avais 18 mois parce qu'il sombrait petit à petit dans l'alcool, sans jamais chercher de travail, prétextant étudier des sujets perchés comme « l'introspection chez le nourrisson ». Les obsessions commençaient, accompagnées de logorrhées dénuées de sens.

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Le père de l'auteure, jeune.

Gamins, mon grand-frère et moi allions passer les week-end dans son petit appartement du 14ème arrondissement de Paris. Il nous expliquait comment avec les lettres de nos noms et prénoms on pouvait former le mot G.E.N.I.E. Des génies, voilà ce que nous étions pour lui. Ma mère, lui même, mon grand-frère et moi. Des Génies, des super-héros, comme les X-MEN des bande-dessinées MARVEL. Il en avait une sacrée collection et ses délires puisaient une bonne partie de leur science dans les pages de ces BDs. D'ailleurs, j'aime bien les X-MEN, j'aime bien ces vieilles Bds et je serais contente d'en hériter si ma foi, elles n'ont pas été troqués contre un peu de crack ou du hash. Car oui, mon père aimait bien la drogue.

Il m'a un jour, gentiment expliqué que j'avais été fabriqué sur la machine à laver en mode essorage. Encore une fois, merci Papa. Il était persuadé d'avoir eu une relation intime avec Claude Chirac, la fille de Jacques Chirac, et que l’Etat Français était contre lui car il détenait des papiers compromettant contre pas mal de politiciens. Bonjour la persécution.

Les histoires allaient et venaient, avec dans les yeux cette lumière indescriptible. Le regard d'un enfant devant une vitrine de Noël et le sourire du Joker. Joli portrait de mon père. Quand il était relativement normal, on écoutait pas mal de musique New Age et je me retrouvais souvent à la limite de croire à certaines de ses histoires, car malgré que ma famille me mette en garde sur la maladie qui le touchait, c’était mon père et il avait cette image assez cool de Rock Star désenchantée à la recherche de reconnaissance.

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Cependant à partir du moment où il est entré dans un délire un peu plus dangereux avec des visites louches de personnages aux forts penchants pour les produits et une porte d'entrée défoncée au burin par les flics, j'ai commencé à en avoir marre de croire en quelque chose qui n'arriverai pas : mon père n'irait jamais bien. En plus d'être malade il est gentil, donc influençable, donc un vrai pantin. Il finissait toujours par se faire avoir par ses fréquentations, qui avaient évidemment flairer le bon filon. Cette période de roue libre s'est, sans surprise, terminée par un internement à l’hôpital psychiatrique de St-Anne à Paris, ou selon lui, on l'avait enfermé pour le faire taire et le lobotomiser.

À partir de là il est parti vivre chez sa mère dans la campagne de Troyes, qui je peux vous le certifier, n’est pas la ville la plus bandante de France et qui ne l'a surement pas tiré vers le haut. Nos rencontres se sont limitées à quelques jours pendant les vacances, mais pour l'adolescente que j'étais, le voir passer à côté de sa vie était devenu insupportable. Surtout que selon moi, il suffisait d'un bon coup de pied au cul pour se reprendre en main. La suite de la vie de mon père est une longue inertie sans fin. Isolé dans une petite maison au fond du jardin de ma grand-mère, il passe son temps à « faire ses papiers » fumer des clopes, prendre ses médocs qui le font baver et grossir, et à parler aux gens dans la télé, qui sont en quelque sorte devenu ses amis.

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Quand je pense à mon père, je suis évidemment triste, mais j'ai compris que je n'y pouvais rien, et qu'il ne s'agit pas pour lui de se « reprendre en main ». J'ai compris qu'il n'y aurait plus de voyage en Mustang pour moi, puisque de toute manière, elle a été troquée à un inconnu contre quelques grammes de shit ou plusieurs pack de bières.

Ça fait bien 5 ans que je n'ai pas vu mon père. Parfois il m'appelle vingt fois par jour. Il faut que je filtre, sinon je ne vis plus. Parce que c'est prenant les appels avec mon père. Quand il s'agit de calmer ses cris de goret qu'on égorge car il va se faire « opérer de l'utérus », faut prendre son mal en patience. Mais parfois c'est cool, et dans ces moments-là je me dis que pas grand monde à l'occasion de se marrer autant avec son père qui lui raconte l'histoire du nain Saturnin, très méchant nain qui vit dans les égouts et forme le tourbillon des toilettes.

Mon père est un enfant de 6 ans qui ne grandira jamais. 

Dans l’aléatoire de ses élans de lucidités et de ses crises de folies, je me suis évidemment demandé si moi aussi je n’étais pas un peu marteau. On entend plein de chose sur l’hérédité ou non de la schizophrénie, et à vrai dire, ça m'a longtemps foutu les pétoches. J'en venais à me demander s'il était normal de penser ce que je pensais, d'avoir telles idées, de faire telles actions, de rêver tels rêves. L'adolescence ce n’était pas facile, la jeunesse non plus. J'ai grandi dans l'incertitude d'histoires aux mille et unes couleurs, avec mille et uns repères imaginaires dont résulte finalement un grand manque de repères. Bonjour les petits problèmes en grandissant. Mais bon, malgré tout ça, j'ai hérité d'une grande sensibilité, d'une bonne capacité d'empathie et d'un goût prononcé pour les bagnoles anciennes et la musique underground des années 80.

Je ne sais pas ce qu'il adviendra pour mon père et dans quelles circonstances il finira ses jours. J’espère pour lui dans un monde imaginaire, où il sera lui-même un super-héros, avec ses acolytes le surfeur d'argent et Spider-Man, et puis des tas de gens à sauver, et des missions ultra secrètes contre un gouvernement qui ferait croire à un SuperVirus, nous imposerait de rester chez nous, de ne sortir qu'avec un justificatif pour contrôler tous nos mouvements et nous empêcher de nous regrouper. J’espère qu'il sauvera le monde. Ce que je n’espère surtout pas, c'est qu'il se rende compte de ce à coté de quoi il est passé.

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