23 chefs pour refaire le monde de la gastronomie

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23 chefs pour refaire le monde de la gastronomie

Chaque année les meilleurs chefs du monde sortent de leur zone de confort et partent cuisiner dans la nature, au plus près de l’essence même de leur profession.Cette année, direction la région sauvage d’Alberta au Canada.

Une nouvelle tendance se manifeste de plus en plus dans le monde des grands chefs : ralentir la cadence, prendre du recul et repenser ses habitudes. Quand Alessandro Porcelli, un entrepreneur italien gastronome, lance Cook It Raw il y a 6 ans, l'événement fait bien des vagues dans le monde des initiés de la haute cuisine. Le concept est simple : prendre chaque année les meilleurs chefs du monde, les sortir de leur zone de confort (leur cuisine hyper-équipée) pour les balancer dans la nature et les faire cuisiner dans de nouvelles conditions, pour les ramener plus près de l'essence même de leur profession.

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En octobre 2015, le rassemblement a eu lieu dans la région sauvage d'Alberta au Canada.

« Allez vous balader par là. Vous pourrez y glaner quelques baies de genévrier. Mais ne restez jamais seuls et gardez bien à portée de main le gaz poivré contre les ours parce qu'il y a pas mal de grizzlys dans la région. »

Dès le premier jour de Cook It Raw, Rob Butler, un militant environnementaliste local, annonce la couleur. Après un long trajet sur une route bien cabossée, on vient d'arriver à 1844 mètres d'altitude dans un chalet au pied du Mount Engadine, en pleine nature sauvage.

Notre groupe est assez éclectique : neuf chefs internationaux, quatorze chefs d'Alberta, cinq reporters, un cameraman, deux photographes. Et parmi tout ce joli monde, personne n'est resté de marbre face au spectacle époustouflant offert par les montagnes canadiennes. En arrivant, un grand élan s'est mis à ruminer tranquillement à 15 mètres de nous. Il a dû se demander ce qu'un groupe d'humains pouvait bien venir foutre dans sa vallée.

« J'ai un peu de mal à réaliser que je participe à Cook It Raw avec tous ces chefs mondialement reconnus », me confie Brayden Kozak. Il cuisine pour Three Boars Eatery à Edmonton, le plus grand bled du coin. « Je bosse très dur pour et c'est dingue pour moi de pouvoir représenter la Alberta et ma région pour Cook It Raw. » Le suédois Magnus Ek, de chez Oaxen à Stockholm, a l'air méga impatient d'aller pêcher des poissons volants : « Il faut absolument que je voie comment on fait ça. » On sent tout de suite qu'il y une solidarité très forte qui unie les chefs locaux et ceux qui viennent d'ailleurs. Pendant quatre jours, on va vivre ensemble dans cet environnement sublime.

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Jusqu'à présent, je trouvais assez difficile de s'identifier à Cook It Raw : j'avais l'impression que c'était un rassemblement assez élitiste et réservé aux chefs. Mais j'en comprenais maintenant l'essence : il s'agissait de rendre hommage aux produits d'un terroir en explorant ses traditions culinaires. Le tout constituant une énorme source d'inspiration pour les chefs. Lors du premier Cook It Raw, en 2009, l'idée était de sortir les grands chefs de leurs zones de confort pour leur faire affronter de nouveaux paysages géographiques et culinaires. Mais au fil des ans, l'ego de certains a peu à peu pris le pas sur l'ethos et Cook It Raw était devenu l'endroit où il fallait être vu. C'était comme si les chefs se bousculaient pour se faire prendre en photo avec un couteau sanguinolent à côté d'une carcasse.

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Mais pour cette édition, une majorité de chefs de la région avait été conviée. Du coup forcément, les chevilles dégonflent. Cook It Raw a vraiment bien choisi l'endroit cette année. Si on laisse de côté les cow-boys canadiens qui tracent en pick-up gigantesques et l'architecture très eighties de certains bâtiments, on trouve à boire, à manger et des gens très concernés par les nouvelles façons de penser l'agriculture. La communauté qui anime la scène gastronomique est jeune et très bien informée. Par ici on mange local, on s'intéresse à des modes de culture assez avant-garde, on plante ses propres légumes et on a sa petite ruche. Soucieux d'exploiter au mieux toutes les ressources que peut offrir leur environnement proche, les restaurateurs font évoluer l'image de l'alimentation de la région d'Alberta.

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« Si l'on est ici, c'est qu'on a tous accepté de laisser notre orgueil à la maison », explique John Michael MacNeil, chef du Black Pig Bistro de Calgary, à quelques centaines de kilomètres de là. D'autres chefs de la même ville sont venus ici dans le même esprit, comme Darren MacLean du Shokinun : « J'en ai marre de cuisiner uniquement pour 5 % des gens. Je veux cuisiner pour les 95 autres. » « On s'est tous rassemblé ici pour prendre du recul et se demander quel genre de modèles on veut incarner en tant que chefs », ajoute Justin Leboe du Model Milk. Ce dernier est moins motivé par la célébrité personnelle que par les moyens adéquats pour créer un restaurant qui soit durable sur tous les plans. Le chef Shane Chartrand des cuisines du Sage, toujours à Calgary, en remet une couche : « Il ne faut pas que l'on juge un chef en fonction de petits copinages mais en fonction de la qualité de son travail. »

Les chefs d'Alberta sont en train de rendre désuet ces chefs qui ont un comportement imbuvable en cuisine et en dehors. Ils tentent aussi de soigner un autre mal : celui de leur métier qui est en crise. L'industrie de la restauration a connu des jours meilleurs. Tous s'accordent à dire que les chefs avec une vraie conscience professionnelle et des perspectives d'avenir cohérentes se font rares. En plus, la rivalité constante pour dénicher le prochain « it » culinaire rend l'ambiance de plus en plus délétère.

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En ce sens, le fondateur de Cook it Raw, Alessandro Porcelli, est bien décidé à taper dans la fourmilière : « Arrêtons de nous plaindre de cet état de fait et tentons de changer concrètement les choses. » Si certains chefs sont restés sur la défensive, d'autres se sont dits prêts à aller de l'avant.

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Alessandro se justifie : « Le monde des grands chefs, c'est toute une micro-culture très sensible, et c'est devenu impossible de l'envisager comme on a pu le faire dans le passé. Si on veut continuer à exister, il faut tout repenser. » Pour faire écho à ces nouvelles préoccupations, d'ailleurs très débattues lors de ces quatre jours, les plats présentés étaient tous cuisinés avec des ingrédients locaux : du bison, du bœuf nourri en pâture, du miel, des légumes racines, du colza, des fruits d'amélanchier et du fife rouge, un froment de la région.

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Alors qu'on se baladait pour glaner des ingrédients, la plupart des discussions tournaient autour des enjeux actuels de la cuisine gastronomique. On sentait une certaine urgence dans les échanges : chacun proposait ses possibles solutions. Cook It Raw a dû s'adapter pour devenir un lieu de débats et d'échanges. Paul Rogalski, chef du Rouge Restaurant, résume bien le problème : « J'ai de jeunes cuisiniers qui arrivent et qui me disent qu'ils veulent cette 'expérience du jardin', mais ils ne sont pas vraiment prêts à travailler suffisamment pour ça. Ils veulent juste pouvoir se vanter de l'avoir fait sans trop se fatiguer. » Parmi les Albertains qui cherchent à améliorer l'écosystème culinaire, Rogalski est l'un des pionniers. Depuis 2002, le Rouge se fournit directement dans son jardin à l'arrière du restaurant : ce n'est pas une tendance passagère mais un principe fondateur. « Il faut que tout entre dans un alignement parfait : la météo, la nature, les gens », remarque-t-il d'un ton méditatif.

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Cook It Raw garde quand même des tendances élitaires : les participants sont principalement des chefs – c'est-à-dire le haut de la hiérarchie d'un restaurant –, le contenu de ces dîners VIP est relayé dans les médias. Mais cette année, l'édition d'Alberta est allée un peu plus loin. Elle ne souffrait d'aucun passéisme : les regards étaient tournés vers l'avenir. C'était comme si le monde de la restauration devenait finalement un environnement très hétérogène et que l'on s'apprêtait à voir disparaître le star-system autour des chefs. Aujourd'hui, ceux qui passent par Cook It Raw forment une communauté qui partage un véritable intérêt pour une alimentation plus saine. Le secteur de la restauration est indéniablement à l'aube d'une nouvelle ère et ce n'est pas un hasard si des célébrités comme Ferran Adriá reviennent tous les ans : cette manifestation leur permet de se dépasser et de réexaminer leurs habitudes.

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Le dernier jour, alors que nous étions tous assis dans le soleil d'automne, quelque part dans le pays de Kananaskis, Alessandro nous a dit : « Ça fait 32 ans que je parcours le monde et que je travaille avec tout un tas de chefs et de restaurants, et je n'avais jamais rien vécu de pareil : les gens se sont véritablement écouté les uns les autres. Le but de Cook It Raw est de permettre une collaboration fructueuse. Et ça n'avait jamais vraiment marché jusqu'à présent. Aujourd'hui, on est arrivé à ce que Cook It Raw doit être, ce qu'il représente. Et c'est à partir de ça qu'il faut commencer à travailler. »

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