Crime

Le meurtre d'un adolescent par un gang était diffusé en direct sur Snapchat

Alors que Cemeren Yilmaz, 16 ans, suppliait pour sa vie, ses agresseurs l'ont filmé et ont posté la vidéo sur Snapchat. Un meurtre impitoyable, impulsif et tout à fait inutile.
Cemeren Yilmaz meutre snapchat
Collage : Marta Parszeniew

Il était tard le dimanche 16 septembre 2018 lorsque Cemeren Yilmaz, 16 ans, a atterri sur un carré d'herbe entre Ashmead Road et Westrope Way. Il saignait déjà d'une blessure profonde au couteau infligée par un membre du gang Black Tom de Bedford lorsque deux autres membres du gang, Ramon Djauna et Caleb Brown, tous deux âgés de 15 ans, sont arrivés sur les lieux, un marteau dans la main. L'un d'eux a frappé Cemeren à la tête, lui causant une fracture comprimée du crâne, lacérant et endommageant son cerveau de manière irréversible.

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« Je crois que je vais mourir », a gémi Cemeren.

Nous le savons parce qu’à ce moment-là, Djauna se tenait au-dessus de lui et filmait l'attaque sur son téléphone. Cemeren l'a supplié d’épargner sa vie ; Djauna s’est contenté de poster son calvaire sur Snapchat. Un meurtre impitoyable, impulsif et tout à fait inutile, mais très représentatif de l’épidémie d’agressions à l’arme blanche au Royaume-Uni.

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Ramon Djuana (à gauche) et Aaron Miller. Photos : Police du Bedfordshire. À l'arrière-plan, le carré d'herbe où Cemeren a été poignardé.

La soirée de Cemeren avait commencé quelques heures plus tôt, quand il a pris un taxi chez lui dans le village de Harrold, Bedfordshire, pour se rendre dans un lotissement de Bedford. Là-bas, il a retrouvé un ami et, ensemble, ils ont emprunté Ashmead Road. À 21 h 06, ils ont croisé Jacob Morgan, âgé de 15 ans et membre du gang Black Tom, qui se tenait sur la route avec deux amis à lui à côté d’une moto endommagée. Cemeren s’est précipité vers Morgan et a volé un sac qui appartenait à Morgan ou à un de ses amis. En représailles, Morgan a demandé à son cousin de 19 ans, Aaron Miller, de le remplacer et est allé chercher un couteau de cuisine. Celui qu'il a trouvé avait une lame de 18 centimètres.

Ce n'était en aucun cas la première fois que Cemeren traitait avec le gang Black Tom. En fait, il avait déjà été un membre ou un proche associé du gang, qui tire son nom d'un quartier de Bedford qui a lui-même été nommé d'après un bandit de grand chemin du XIXe siècle. Le vrai Black Tom fut condamné à être pendu pour ses crimes et enterré à un endroit qui se trouve maintenant sous un rond-point voisin. Sur le chemin de la potence, on dit qu'un propriétaire terrien local lui offrit un verre de vin. Il le but et dit à l’homme qu'il le paierait sur le chemin du retour. Et bien qu'il fut enterré avec un pieu dans le cœur pour empêcher un quelconque retour, la légende locale raconte que son fantôme hante encore les routes autour de Bedford.

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Les tensions entre Cemeren et les Black Tom d'aujourd'hui ont commencé lorsqu'il s’est rallié au gang rival de London Road. Une vidéo publiée sur YouTube par Morgan, Djauna et Brown bien avant la nuit du meurtre parlait de « choper Cemz ». Cemeren avait confié à son frère qu'il soupçonnait qu'une attaque était en route en raison de son changement de camp.

« Ces gens-là n’ont pas de pitié », l’avait-il prévenu, ajoutant qu'il s'attendait à être attaqué au couteau, et que s'il était « attrapé », cela « finirait mal ». Cette prédiction s'est avérée fatalement juste.

Peu après 22 heures, Morgan, Miller, Brown et Djauna ont parcouru Ashmead Road à la recherche de Cemeren, armes à la main. Il ne leur a pas fallu longtemps. Morgan et Miller ont été les premiers à le trouver. Vers 22 h 15, ils ont repéré Cemeren descendant la rue avec son ami. Miller a commencé à se battre avec lui. Ils se sont échangé des coups de pied et des coups de poing jusqu’à être tous les deux à terre. Alors que Miller se relevait, Cemeren l’a poignardé dans la nuque avec un canif.

En réponse, Morgan a poignardé Cemeren avec le couteau de cuisine. La lame a traversé son rein gauche et lacéré son foie. Le coup était si fort que le couteau a failli passer à travers le corps de Cemeren. Il avait une ecchymose à l'avant de l'abdomen, là où l'extrémité de la lame avait presque émergé de l'autre côté. Miller et Morgan ont continué à rouer Cemeren de coups alors même qu'il gisait dans son sang en plein milieu de la rue.

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D’une manière ou d’une autre, Cemeren a réussi à se traîner jusqu’au carré d’herbe où Djauna et Brown l’ont retrouvé par la suite, armés d’un marteau. À ce stade, l’ami de Cemeren avait déjà appelé une ambulance.

Djauna, en plus de filmer l’attaque sur son téléphone, a également frappé Cemeren à la tête. Chose incroyable, il dira au tribunal qu’il a filmé l’attaque de manière accidentelle en essayant d’activer la lampe torche, et qu’il a posté la vidéo sur Snapchat de manière tout aussi accidentelle en escaladant une clôture.

Réalisant que la police et l’ambulance étaient en chemin, les quatre agresseurs ont pris la fuite. Cemeren a été transporté à l’hôpital et immédiatement opéré. Malgré une intervention chirurgicale pour enlever son rein endommagé, il est mort le lendemain. Il avait subi de graves blessures internes, une fracture du crâne, des lésions cérébrales et deux arrêts cardiaques.

Miller et Morgan se sont également rendus à l'hôpital de Bedford. Miller a été soigné pour ses propres blessures au couteau. Morgan était avec lui et tenait un survêtement couvert de sang. Miller et Djauna ont été arrêtés quelques heures après le meurtre de Cemeren. Trois jours après l'attaque, Brown et Morgan ont également été arrêtés. Le jeudi suivant, tous les quatre ont été accusés de meurtre.

Le couteau qui a servi à poignarder Cemeren a été trouvé dans une canalisation près de Ashmead Road ; un examen médico-légal a révélé que l'ADN de Morgan était sur le manche, tandis que celui de Cemeren était sur la lame. Le marteau utilisé par Djauna et Brown dans l'attaque n'a toujours pas été retrouvé.

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Jacob Morgan (à gauche) et Caleb Brown. Photos : Police du Bedfordshire. À l'arrière-plan se trouve le lotissement où Cemeren a été poignardé.

Dans un enregistrement réalisé après le meurtre, on peut entendre Djauna tenter de justifier son geste : « Il a fait du mal à nos gens, n'est-ce pas, et dans la Bible, il est dit qu’il faut les défendre, n'est-ce pas ? Ça dit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", et mes prochains, ce sont mes potes, alors si je les défends… Ce n'était pas censé aller si loin… Ce n'est pas comme si je l'avais tué sans raison. »

Quelques minutes après, on l’entend dire en rigolant : « Il était genre : "Sauvez-moi" ! J'étais genre : "Va te faire foutre !" »

Quant aux condamnations, Miller, le plus âgé des quatre, a reçu une peine minimale de 21 ans d'emprisonnement. Djauna et Brown ont tous deux été condamnés à 17 ans de prison, tandis que Morgan purgera au moins seize ans de prison. Le juge a décrit le meurtre de Cemeren comme étant le résultat d'« une rivalité malheureusement trop fréquente entre gangs et du port et de l'utilisation d'armes avec des conséquences tragiques et la perte d'une jeune vie humaine ».

« La force avec laquelle les coups ont été infligés est d’une barbarie sans nom. C’est de la violence dans sa forme la plus grave et elle n’a pas sa place dans les rues du Bedforshire » – Inspecteur en chef Branston

Le juge Simon Bryan QC a qualifié de « ridicule » la déclaration de Djauna selon laquelle il avait filmé et posté l'attaque sur Snapchat par erreur. Et d’ajouter : « Bien sûr que vous avez tourné cette vidéo délibérément, et vous l'avez tournée comme un trophée, pour dissuader tous ceux qui pourraient faire honte au gang auquel vous étiez associé, pour les prévenir qu'ils seraient confrontés à une violence extrême s'ils vous croisaient. »

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L'inspecteur en chef Branston, de l'Unité des crimes majeurs du Bedfordshire, du Cambridgeshire et du Hertfordshire, a déclaré : « C'est l'une des attaques les plus brutales que j'ai vues en 25 ans de carrière dans la police. Le fait que les personnes impliquées étaient pour la plupart des enfants rend la situation encore plus choquante. Tous les quatre ont attaqué Cemeren alors qu'il gisait impuissant sur le sol. L’ampleur même des blessures est épouvantable, mais la force avec laquelle les coups ont été infligés est d’une barbarie sans nom. C’est de la violence dans sa forme la plus grave et elle n’a pas sa place dans les rues du Bedforshire. Les coupables de cette attaque lâche au possible méritent de passer du temps en prison. J’espère que justice sera faite et que la famille de Cemeren pourra tourner la page. »

Cemeren fait partie des 272 personnes tuées au couteau au Royaume-Uni entre janvier et novembre 2018, selon les statistiques recueillies par Anti-Knife UK. Au cours de la même période, 1 887 attaques au couteau au total ont été signalées. Alors que les médias présentent souvent les crimes au couteau comme un problème inhérent à Londres, 205 des coups mortels ont en fait eu lieu en dehors de la capitale.

L’assassinat de Cemeren est survenu un peu plus d’un an après un autre cas grave de violence liée aux gangs à Bedford, où la population totale est inférieure à 90 000 habitants et où 35 pour cent des jeunes vivent dans la pauvreté. Le 3 juin 2017, un homme a été agressé dans un parc par Saffa Gbonda, 25 ans, membre du gang de Kempston Block, qui purge actuellement une peine de douze ans de prison pour complot d’enlèvement. Deux semaines plus tard, le gang de Two Mile Road a riposté avec une attaque à la machette, pour laquelle Maksims Boikovs, 19 ans, et Terrell Romain, 22 ans, purgent maintenant respectivement 14 et 18 ans de prison. Antonio Ziu, 22 ans, et Vincent Kingswell-Shaw, 23 ans, ont été reconnus coupables de complot en vue d’infliger des coups et blessures volontaires graves, et de possession d'un fusil de chasse avec intention de mettre la vie en danger. Le juge Nigel Lithman a déclaré que la violence des gangs avait « fait descendre les couteaux et les armes à feu dans les rues de Bedford ».

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Les similitudes avec l'assassinat de Cemeren sont évidentes. En mars 2019, James Treadwell, professeur de criminologie à l'université du Staffordshire, a déclaré : « Les auteurs et les victimes d’agressions à l’arme blanche tendent à être des jeunes hommes qui, souvent, ont eu leur lot d’expériences négatives pendant l’enfance, une éducation médiocre, qui se sont fait exclure de l'école publique et qui vivent dans des zones de grande pauvreté sociale. »

Beaucoup ont essayé de déterminer les causes spécifiques des attaques au couteau ; selon les politiciens ou les chroniqueurs que vous écoutez ou lisez, le blâme peut être porté sur : la drill music, les consommateurs de cocaïne de la classe moyenne ou les réseaux sociaux. Le problème de ce raisonnement, c'est que c'est précisément cet environnement plus large qui explique l'augmentation de la criminalité liée aux couteaux. L'austérité – et ses divers symptômes, tels que l'augmentation de la pauvreté et de l'inégalité, l'absence de services de santé mentale, la fermeture des centres de jeunesse et les écoles sous-financées – crée un climat de claustrophobie dans lequel l'ennui et la violence peuvent prendre racine.

Adam Abdullah, 16 ans, – le jeune maire de Lewisham, l'un des quartiers les plus durement touchés de Londres en matière de crimes à l'arme blanche – a déclaré en avril : « L'austérité, ce n'est pas seulement la fermeture des centres de jeunesse. Ce sont des coupures infligées au NHS, aux prestations de votre mère et au budget de l'école que vous fréquentez. C'est la production de la pauvreté. C'est systématique et ça mène nos jeunes à la mort. »

Dans le cas de Cemeren, les circonstances de sa mort – diffusée à ses amis, ses rivaux et ses camarades sur Snapchat – peuvent sembler être un problème moderne. En réalité, les facteurs qui poussent les jeunes à commettre des crimes avec violence sont les mêmes qu’il y a des centaines d’années. Quelque chose doit changer, mais même si c'est le cas, il sera trop tard pour Cemeren Yilmaz.

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