Londres : dernière bouchée de Gözleme et fin des haricots

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Londres : dernière bouchée de Gözleme et fin des haricots

Le marché de Ridley Road à Hackney est l'endroit rêvé si vous cherchez un magnifique sac siglé « Versache », des pieds de vache ou des ignames de la taille d’une batte de baseball.

Bienvenue dans The Last Bite, une rubrique qui s'intéresse à la survie des pratiques culinaires traditionnelles dans notre monde globalisé plein de ramens déshydratés, de matcha lattes et de bistrots à l'esthétique Ikea. Alors que les villes se développent et que les habitudes alimentaires changent, est-ce que les bars et les restos d'avant parviennent à suivre le rythme ?

Ici, on discute avec les anciens bistrotiers, chefs, commerçants, vendeurs sur les marchés ou restaurateurs – pour savoir de quoi sera fait demain.

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Première étape, le marché de Ridley Road à Hackney, au nord-est de Londres.

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Ridley Road Market, à Hackney, au nord-est de Londres. Toutes les photos sont de l'auteur.

Si vous cherchez à vous procurer un magnifique sac siglé « Versache », un pied de vache ou des ignames de la taille d'une batte de baseball, Ridley Road est fait pour vous.

Ce marché du nord-est de Londres est bourré de contradictions : éblouissant mais délabré, dynamique mais archaïque. C'est un vrai bazar où l'on trouve tout et son contraire.

Avec 125 étals d'aliments et de vêtements, il offre un échantillon illimité de produits venant des Caraïbes, d'Afrique, d'Asie et d'Angleterre. De belles grenades à la couronne saillante laissent place à des feuilles affûtées d'aloe vera. De la sauce Bajan au piment rouge se vend juste à côté d'une montagne de tripes fraîches. Des avocats de la taille d'une chope et verts comme des bouteilles font de l'ombre aux bananes plantains bien mûres et aux poissons séchés.

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Bananes plantains vs bananes vertes.

Je suis une fille de Dalston. J'ai grandi à quelques minutes de Ridley Road et son marché a toujours eu une place importante dans ma vie. Dès que je sortais pour aller quelque part, je devais traverser les arômes de fruits pourris et l'odeur métallique du sang frais. Mes yeux de pie ont toujours été attirés par la lueur des étals de Ridley Road, qu'il s'agisse de fraises appétissantes chapardées quand j'étais gamine ou de tubes de mascaras à 50 centimes qui me donnaient des conjonctivites quand j'étais ado.

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J'ai donc eu beaucoup de mal à digérer l'annonce de la fermeture prochaine du marché de Ridley Road. Comme beaucoup, j'ai été atterrée d'apprendre que le Conseil Municipal avait prévu d'augmenter de 20 % le loyer des détaillants à partir d'avril. Une mesure complètement prohibitive qui équivaut à une hausse de 800 £ (soit 1 050 €) à l'année pour chaque étal. Pire encore, ce plan prévoit aussi de forcer les locataires à payer collectivement une note de 500 000 £ (658 000 €) en frais de nettoyage.

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Si le Conseil Municipal réussit à imposer sa volonté, c'est la mort annoncée du Ridley Road Market. Les commerçants, qui ont déjà du mal à joindre les deux bouts, ne pourront jamais réussir à budgéter le nouveau loyer.

« Tous les exposants sont morts d'inquiétude, explique Larry Julian, président de l'Association pour les Commerçants de Ridley Road. Le marché connaît déjà une baisse de fréquentation. Augmenter le loyer serait donner le coup de grâce aux petits commerçants. On a déjà suffisamment de concurrence avec les supermarchés et Internet. »

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Larry Julian, président de l'Association des commerçants de Ridley Road .

Julian est ce qu'on appelle un « vieux de la vieille » et travaille sur le marché depuis un demi-siècle.

«J'ai commencé vers 12 ou 13 ans. Je vivais sur le marché et toute ma famille était là. C'est l'une des plus anciennes de Ridley Road. On est là depuis le début. J'ai 62 ans. Je suis de la quatrième génération », explique-t-il. Ce marché fédère toute une communauté. C'est un atout pour Hackney et quelque chose qu'on ne retrouve pas dans les autres quartiers. »

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Ce que Larry explique crève les yeux : les marchands saluent les parieurs du dimanche venus valider leurs grilles de loto comme s'ils étaient de vieux cousins. Une Caribéenne ostensiblement irritable y va de ses conseils pour aider une juive hassidique à choisir la poire idéale.

Ma balade au milieu des débardeurs en résille, des DVDs de Nollywood et d'autres trucs improbables s'arrête quand je tombe sur Barry. Il a passé les 37 dernières années de sa vie à travailler sur Ridley Road. Sa famille y est installée depuis la naissance du marché à la fin du XIXe siècle.

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« Mon père vendait juste des fruits et légumes, mais après la guerre ils ont fait venir des noirs pour renforcer la main-duvre, il s'est donc adapté à la demande et a commencé à vendre ça », raconte Barry en montrant les légumes caribéens. « On a des plantains, des bananes vertes, des chayottes que vous pouvez cuire en ragoût ou faire bouillir pour rajouter dans une salade. Il y a aussi des patates douces et du taro, des plantains, des ignames et des melons Honeydew. »

Malgré la profusion de produits, Barry galère pour attirer du monde.

« Notre clientèle est très variée. Tout le monde vient essayer, mais les affaires vont mal. Regardez-moi cette foule », dit-il en pointant le vide du menton. « La plupart des étals et des magasins du coin vendent la même chose. Et puis les gens préfèrent aller au supermarché acheter trois oignons dans un filet pour 1,50 £ alors qu'ici on vous fait un gros saladier pour 50 centimes. »

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Je demande à Barry ce qu'il pense de cette hausse annoncée des loyers.

« Je pense que la plupart des gens vont faire leur valise et aller tenter leur chance ailleurs. »

Et lui ?

« Notre situation est déjà trop difficile. Je suis en train de chercher un job ailleurs. Le marché, c'est fini pour moi. »

Joseph, 25 ans, n'est pas plus optimiste.

« On sait que ça va être tendu, mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? Là il n'y a pas grand monde donc s'ils augmentent le loyer, il y aura moins de stands. »

Né au Nigeria, Joseph travaille sur le marché depuis seulement huit mois, mais le stand qu'il tient est ouvert depuis 36 ans.

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Le mur de conserve de Joseph.On vend des produits qui viennent des Antilles anglaises et aussi d

« 'Afrique. On est presque les seuls à faire ça », m'explique-t-il en me montrant un mur de bouteilles et de boîtes de conserve. « Nos produits les plus populaires, ce sont les poissons séchés et tous les types de pois qu'on peut mettre dans le riz. »

Devant lui, on trouve des conserves soigneusement empilées de pois d'Angole, d'akis et du calalou. Des bouteilles flashy de sauce extra-piquante Tropical Sun Hot Pepper entourent des bocaux de gelées de goyave, de la soupe déshydratée au poulet et de la farine de foufou en tube.

Sur le marché, on tombe aussi sur des morceaux de viande ou de poisson aux formes plutôt inhabituelles. Shafaq, né en Afghanistan, gère à la fois des boucheries et des poissonneries sur le marché. C'est lui qui me présente ses différents produits.

« On vend des poulets d'élevage, de l'épaule et de la poitrine de bœuf. Mais notre best-seller c'est la viande de mouton. Tous les ragoûts antillais, nigérians ou ghanéens l'utilisent. Les pieds de vache et les morues séchées sont aussi très populaires chez nos clients africains. »

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Pieds de cochon.On a un poisson qui est arriv

Les poissons de Shafaq sortent aussi de l'ordinaire : du barracuda fumé, du vivaneau, de la daurade, du poisson-perroquet ou encore du sébaste du Pacifique, sans compter plusieurs sortes de crabes.

« é aujourd'hui, il fait soixante centimètres de long et n'a qu'une seule arrête centrale. C'est ce qu'ils utilisent dans les recettes de kebabs au Cachemire. »

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Ridley Road n'a pas toujours disposé de cette gamme exotique de produits. Dans les années 1950, la clientèle était en majorité juive. C'était avant que le quartier n'accueille une grande partie de la communauté caribéenne de Londres dans les années 60 et 70.

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Aujourd'hui, alors que Dalston et East London sont engloutis par le grand « G » - celui de la « gentrification » - Ridley Road est un des derniers bastions de la classe ouvrière multiculturelle à Londres.

En plus des détaillants, le marché propose son lot de vendeurs de street food comme le Elia's Kitchen, un food truck qui vend des gözlemes, sorte de crêpe turque traditionnelle.

« On est ouvert depuis dix mois », note Evrim, la pâtissière et vendeuse de gözlemes. Tout en pétrissant la pâte, elle m'explique : « Tout le monde en Turquie vend des gözlemes. Enfin, surtout dans la partie orientale. On peut en manger à n'importe quelle heure de la journée. »

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Evrim, pâtissière et vendeuse du food truck Elia's Kitchen.Les affaires se portent bien pour nous en ce moment, donc la hausse du loyer ne serait pas un probl

« ème », ajoute-t-elle. Un avis nettement original par rapport à ce que j'ai entendu jusqu'à présent. « Nos clients sont surtout des Turcs ou des Anglais. Ce qu'on vend le plus, ce sont les gözlemes au fromage et aux épinards. »

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Elia's Kitchen n'est pas le seul endroit où l'on peut s'enfiler un petit snack chaud. Au bout de Ridley Road il y a le M. Chaudhry et ses naans tristement célèbres cuits sur place dans un grand four à naan tournant spécial. À l'autre bout du marché, Kashmiri Kebab mitonne des samossas faits maison, des keftas emballés dans du pain pita et une sélection de petits plats au curry du Cachemire.

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Samossas et curry dispo chez Kashmiri Kebab.

Il faut dire que ces deux enseignes ne seraient pas soumises à la hausse de loyer puisqu'elles ne louent pas d'étals. Mais ce qui est sûr, c'est que si le marché meurt, ils auront moins de clients.

Contrairement aux spots branchouilles qui vendent des bouteilles de jus de chou frisé pour une fortune, Ridley Road Market offre toujours des prix raisonnables, même pour des produits de niche. Pour une livre, vous aurez quatre avocats énormes. Et malgré cela, le marché se meurt. Si la hausse du loyer est effective, cela ne fera qu'accélérer la lente agonie de Ridley Road.

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Un des commerçants de Ridley Road.

Si l'on regarde plus loin que les poignées de main et les sourires commerciaux des vendeurs, il est évident que beaucoup d'entre eux se font du souci pour leur gagne-pain. Et si le marché meurt, les habitants n'auront plus d'endroit où faire leur course pour pas trop cher.

Pendant des générations, le marché de Ridley Road a été la colonne vertébrale des habitants du quartier. Il a été le témoin de leurs succès et de leurs petites misères. Si le marché vient à disparaître, c'est toute cette histoire du quotidien, faite de petites anecdotes, qui serait oubliée. Si Ridley Road disparaît, c'est tout un pan de l'histoire de Hackney qui partira avec lui.