Alexandre De Groodt Jules & Charles
Toutes les images sont d'Elisabeth Debourse

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Food

On a parlé stress et blogueurs food avec des chefs belges sous pression

Humiliations, insomnies, brûlures, clients irrespectueux et blogueurs culinaires : trois chefs bruxellois racontent le quotidien de leurs restaurants.

De comment survivre dans un espace de co-working au business model d'une travailleuse du sexe, tout ce que vous devez savoir pour vous en sortir dans la vie active est dans le VICE Guide to work.

Je n’ai qu’un seul vrai vice — si on omet le fait que je me fais livrer deux fois par semaine le même ramen trop cher et que je lèche mes ustensiles de cuisine dès que mes invités ont le dos tourné : je suis capable de passer des heures devant des émissions culinaires ultra-scénarisées. Tout ça pour le simple plaisir de voir un candidat suer au-dessus d’un dressage raté ou Gordon Ramsay incendier un restaurateur arrogant. Les vestiges, probablement, d’une culture qui m’a inculquée que cuisiner était une performance banale, et que quiconque s’y risquait devait être prêt à en payer le prix. Quitte à devenir la chair à canon du métier. Pas étonnant d’ailleurs que les brigades de cuisiniers se composent comme un bataillon de soldats, genre Full Metal Assiette.

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On ne parle pourtant jamais de « syndrome post-traumatique », quand il s’agit de cuisiniers. Pourtant, ils vivent au quotidien la tension nerveuse et la fatigue physique, parfois doublées d'humiliations et de violence. C’est leur métier, souvent celui qu’ils se sont choisis. Dans un monde du travail manifestement de plus en plus névrosé, j’ai donc décidé de demander à trois chefs bruxellois pourquoi ils faisaient un métier si stressant et comment ils géraient la pression.

Alexandre De Groodt, À Confesse et Jules & Charles

Alexandre De Groodt, A Confesse

VICE : Quand est-ce que tu as réalisé que tu t’étais lancé dans un métier vraiment stressant ?
Alexandre : Je me suis pris le monde de la gastronomie de plein fouet quand j’ai fait un stage à La Villa Lorraine. C’est une maison très traditionnelle et j’ai débarqué alors que je n’avais jamais travaillé en cuisine de ma vie. En tant qu’apprenti, on débute au stade de commis, donc le mec en charge de toutes les merdes en cuisine. Mais j’ai eu de la chance : mon chef pâtissier était jeune et il m’a directement poussé à me dépasser. Cette pression-là, elle était hyper motivante. Tous les jours, je me levais en me disant que j’allais faire mieux que la veille. De toute façon, si on ne fait pas les choses comme il le faut dans un restaurant gastronomique, on se fait engueuler. Avec le chef, on avait plutôt intérêt à fermer sa gueule. Pas le temps de rigoler. Et cette intransigeance, on l’intègre rapidement, parce qu’on se rend compte que c’est comme ça que ces restaurants arrivent à maintenir leur réputation.

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Les conditions de travail sont aussi vraiment particulières, je me trompe ?
Bien sûr, il y a les lames, les casseroles d’eau bouillante, les fours qui tournent… Mais au bout d’un moment, on n’y pense plus. En été, j’ai travaillé dans des cuisines où le thermomètre indiquait 60°C.

« Si on dit à son chef qu’on est fatigué, qu’on a besoin de se reposer, il nous rit au nez : tout le monde travaille comme un acharné, il n’y a pas de raison qu’on soit plus fatigué que les autres. »

Sinon, c’est un mythe, ces histoires de drogues et d’alcool en cuisine ?
J’ai dû virer un de mes seconds parce qu’il est venu travailler bourré. Ce n’est arrivé qu’une fois, mais il a fallu marquer le coup, parce que sinon c’était la porte ouverte à toutes les conneries. Arriver défoncé au boulot, chez les jeunes, c’est souvent un manque de maturité et de respect. Maintenant, que des cuisiniers plus expérimentés boivent une ou deux bières entre deux services, ce n’est un secret pour personne. Ça fait partie du métier. On subit beaucoup de stress et c’est une manière de décompresser. Je pense que dans le cas de mon second, il en a juste eu marre de devoir charbonner tous les jours, avec des services complets midi et soir. Les gens pètent un plomb, dans ces cas-là. Moi aussi, ça m’arrive parfois. J’ai l’impression que c’est un peu inhérent à la profession.

Des burnouts, tu en as vu beaucoup ?
J’en ai fait un, pendant mon premier stage. Un matin, je me suis réveillé et je me suis mis à pleurer. Je ne voulais plus aller au travail. Je suis arrivé en retard et forcément, je me suis fait engueuler. Je n’en pouvais plus. Mais ce n’est pas quelque chose qu’on peut exprimer dans ce genre de grande maison. Si on dit à son chef qu’on est fatigué, qu’on a besoin de se reposer, il nous rit au nez : tout le monde travaille comme un acharné, il n’y a pas de raison qu’on soit plus fatigué que les autres. Par contre, dans des petites structures comme ici, on a plus de marge de manœuvre. On est au courant qu’il faut prendre soin de soi et que si c’est un métier qu’on veut faire dans la durée, on a intérêt à s’occuper de sa santé.

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Comment tu gères ton stress ?
Pour combattre le stress, ma technique c’est de me mettre à la tâche. Plus j’abats de travail, plus je me sens léger. On peut imaginer 50 fois un plat, tant qu’on ne l’a pas bien cuisiné, il nous hante. C’est donc paradoxal : pour être moins stressé, il faut que je travaille plus. Et si j’ai malmené un peu quelqu’un suite à un coup de pression, je vais le trouver pour désamorcer tout de suite la situation.

Nicolas Decloedt et Caroline Baerten, Humus x Hortense

Humus et Hortense

VICE : C’était comment, tes premiers pas en cuisine, Nicolas ?
Nicolas : Plus jeune, j’avais décidé de ne pas faire d’études d’hôtellerie parce que je ne voulais pas de la vie que j’ai aujourd’hui — celle qui consiste à travailler sans arrêt. J’ai donc étudié la photographie. Ensuite, j'ai voyagé et presque sans y penser, je me suis mis à cuisiner. Ça m’a passionné. Mais je n’étais pas prêt pour le quotidien de ce métier. Le travail en lui-même, les horaires, la manière dont on est traité dans les cuisines plus « classiques »…

« Il ne faut rien lâcher, faire toujours plus. Si l’un est capable de travailler 17 heures par jour, l’autre veut toujours prouver qu’il peut travailler une demi-heure de plus. »

Ça change quoi, de bosser pour de grands chefs ?
Nicolas : En général, dès qu’on parle de cuisine de qualité, c’est humainement plus difficile. Pour moi, c’est dû à une certaine culture de la virilité. Il ne faut rien lâcher, faire toujours plus que les autres. Si l’un est capable de travailler 17 heures par jour, l’autre veut toujours prouver qu’il peut travailler une demi-heure de plus. Ces grands chefs-là ont grandi professionnellement dans des environnements qui alimentent tout ça et finissent par reproduire ce qu’ils ont appris. Mais c’est quelque chose qu’on tente de déconstruire ici. Qu’on arrête de gueuler sur les gens avec qui on travaille ! Et si ce sont eux qui sont cons, alors on cesse tout simplement de bosser avec.

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Qu’est-ce qui est le plus stressant quand on devient patrons à son tour ?
Nicolas : Le plus stressant, c’est clairement la gestion du personnel. Déjà, on n’en trouve presque pas. Ensuite, les « pommes pourries » dans une équipe, c’est un facteur de stress énorme.
Caroline : Et comme c’est difficile de dégoter des gens vraiment capables, il faut donc les garder, et attendre.
Nicolas : Il y a aussi de plus en plus de clients qui ne respectent pas ce qu’on fait, à commencer par leur réservation. On les appelle les « no-shows ». On a dû prendre des mesures pour contrer ce phénomène, parce que ce n’était tout simplement plus possible.
Caroline : On se retrouve au final avec une salle à moitié remplie, et pour des jeunes restaurateurs, c’est un vrai stress financier. Ici, on a 34 couverts seulement, pour onze employés au total et avec un menu qui est vraiment très peu cher par rapport à ce qu’on propose.

Vous faites quoi, pour préserver votre santé mentale ?
Caroline : Je fais du yoga et Nicolas beaucoup de vélo. On se reconnecte à la nature et à nous-même dès qu’on le peut. Je pratique la méditation et Nicolas a suivi un cours de pleine conscience. C’est une manière de réduire et de gérer le stress. On voit pas mal de burn outs, mais dernièrement, certains chefs ont osé en parler publiquement, comme René Redzepi. C’est une manière d’avertir les jeunes chefs. Le problème des entrepreneurs, c’est qu’on a du mal à décrocher du boulot. C’est pour ça qu’on essaie de partir dès qu’on le peut à l’étranger.
Nicolas : L’objectif, c’est de décrocher physiquement, géographiquement, du travail.

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Laura Perahia, Le Local

Laura Perahia, Le Local

VICE : Cuisiner et être cheffe de son restaurant, c’est différent ?
Laura : Totalement ! Quand j’ai commencé ce métier, j’étais tout le temps excitée : c’était incroyable de faire ce qu’on aime tous les jours. J’avais l’impression de vivre ma passion, la vie était très légère. Avoir un restaurant, ça implique beaucoup plus de problèmes au quotidien : une charge mentale qui n’est finalement plus vraiment liée à la cuisine. Je savais que les premiers mois allaient être difficiles, mais pas autant. La fatigue est très intense.

Ta pire galère de cheffe ?
En plein service, j’ai attrapé une pince qui était posée sur mon fourneau. Dans le feu de l’action, je n’ai pas pensé au fait que la chaleur avait chauffé le métal à blanc : je me suis brûlée toute la main droite. Ça faisait tellement mal… J’avais à l’époque un commis assez nul, qui a pourtant dû prendre la relève. J’ai mis ma main dans un bac d’eau froide et je l’ai dirigé, parce qu’il fallait poursuivre le service.

Qu’est-ce qui fait le plus monter la pression ?
Les imprévus : le personnel qui tombe malade, un four en panne, une livraison qui n’arrive pas… Là c’est le stress, parce que quoi qu’il arrive, il faut être prêt pour le service suivant. Mais retomber sur ses pattes, ça fait aussi partie du métier de chef : on se débrouille avec un autre produit, on change de cuisson, on sert en salle soi-même s’il le faut… Sur le moment, je gère en général assez bien. C’est après que je morfle. Je me blesse, je fais des insomnies…

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« Ce qui me stresse encore plus que les critiques culinaires, ce sont les blogueurs. Parfois, il manquent de goût, ils n’ont pas les références pour juger. Pourtant, ils ont une influence. »

D’ailleurs, on gère comment le sommeil, quand on est chef ?
Parfois je fais des nuits de huit heures, parfois de deux. Quand je dors, je rêve tout le temps du travail, et dans ces rêves, je ne suis jamais prête à temps. Du coup, je prends des somnifères depuis qu’on a ouvert le resto. Je dois tout le temps être au top et je ne peux pas me permettre de ne dormir que deux heures. Tant pour les clients que pour le personnel.

Les journalistes et critiques culinaires, c’est aussi une source de stress ?
C’est très difficile d’être jugé sur un plat. Moi je mets tout dans ma cuisine : ma formation, mon héritage, ma personnalité… Tout ça se retrouve dans mes assiettes. Alors quand on se met à les juger, je me sens attaquée personnellement. Mais ce qui me stresse encore plus que les critiques culinaires, ce sont les blogueurs. Parfois, il manquent de goût, ils n’ont pas les références pour juger de manière crédible ce qu’on fait. Et pourtant, ils ont une influence. Sur Internet, ils sont libres d’écrire ce qui leur passe par la tête sans penser aux conséquences sur un business.

Tiens, avoir une femme à la tête d’une cuisine, ça change la donne ?
Je me souviens d’un stage dans un étoilé où le chef était carrément irrespectueux. Ce sont en général des chefs classiques, à la dure. Souvent des mecs, honnêtement. J’ai l’impression que c’est un truc d’hommes, de crier sur son équipe, de faire monter la pression. J’ai aussi rencontré des hommes très doux, mais en général, les cheffes sont beaucoup plus fines dans la communication.

Qu’est-ce qui doit vraiment changer selon toi, dans ce métier ?
Il faut travailler sur les horaires. Il y a vraiment un gros problème de charge de travail, comme si c’était normal de bosser 60 ou 70 heures par semaine, en étant payé 50 heures seulement. C’est juste impossible. Quand on travaille dans un étoilé, c’est d’autant plus difficile de le refuser : tout est passé aux chefs sous couvert de notoriété, pour une ligne sur un CV. Il faut une prise de conscience. Il faut que ça change.

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