red pill reddit incel
Illustration de Djanlissa Pringels
Société

Comment j’ai été happé par le mouvement « red pill », avant d’en sortir

Trois jeunes hommes nous ont raconté leur parcours dans le milieu de l’extrême droite en ligne, au-delà de l’attrait de la politique radicale.

Levez-vous de bonne heure, brossez-vous les dents, entretenez votre corps. Prenez soin de vous, ne laissez pas votre bonheur dépendre de quelqu’un d’autre. Parcourez le monde avec confiance, ça vous rendra plus attirant aux yeux de potentielles partenaires. OK, personne ne pourra dire que ce ne sont pas de bons conseils. Sauf que sur les forums red pill, ces conseils s’accompagnent souvent de messages de haine – envers les femmes, les minorités, les personnes trans, etc.

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Si vous êtes parvenu·e, je ne sais comment, à utiliser Internet sans jamais tomber sur ce genre d’idées toxiques, le « red-pilling » fait référence au processus qui consiste à « prendre conscience de la véritable nature du monde » : à savoir que les hiérarchies sociales sont naturelles et justifiées et que – surprise, surprise – les hommes blancs cis et hétéros sont censés diriger le monde.

Le terme est tiré du film Matrix (1999), dans lequel le protagoniste Neo se voit offrir le choix entre la pilule bleue et la pilule rouge. La première lui permettrait de vivre dans un monde agréable, mais fake, la seconde de voir « la vérité », d’« ouvrir les yeux ». Ironiquement, les réals Lilly et Lana Wachowski, qui ont fait leur transition de genre par la suite, voulaient que l’histoire représente cette révélation où l’on prend conscience qu’il est possible d’exister en marge de la binarité de genres.

Cependant, au début des années 2010, des communautés d’extrême droite ont commencé à s’approprier ce concept afin de diffuser leur idéologie alt-right sur le net, faisant exploser le mouvement dans la période précédant l’élection de Donald Trump, entre 2015 et 2016. Depuis lors, le red-pilling n’a pas faibli – d’Elon Musk à Andrew Tate, des misogynes influents continuent de légitimer ces idées et répandent encore davantage cette haine à travers le web.

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Se faire happer par ce type de visions réactionnaires, reconditionnées en tant que contenu Internet à la fois provocateur et innovant, est malheureusement assez facile. Et ce même si vous êtes quelqu’un de relativement équilibré·e. On a discuté avec trois jeunes hommes qui sont tombés dans le piège, mais qui ont également réussi à en sortir. Les trois ont accepté de témoigner à condition de rester anonymes.

Vincent (26 ans), étudiant

J’ai grandi dans une maison citadine, avec deux parents instruit·es mais sans carrières spectaculaires. Ma radicalisation a commencé vers l’âge de 18 ans, sur deux fronts.

D’une part, j’ai commencé à mater des vidéos YouTube montrant un groupe de femmes agressives qui gueulaient des trucs complètement « irrationnels », ce qui équivalait à dire « regardez à quel point ces féministes et ces guerrières de la justice sociale sont folles ». C’est comme ça que je me suis retrouvé dans ce qu’on appelle le « pipeline de l’alt-right » – des vidéos de YouTubers qui commentent et réfutent les revendications des féministes avec des réponses courtes et simplistes.

Le tableau présenté dans ces vidéos est simple : les personnes de gauche sont complètement folles, disent des choses parfaitement insensées et se basent uniquement sur l’émotion, puis qualifient de raciste quiconque s’y oppose. Ensuite, les personnes de droite infirment tous leurs arguments de manière très rationnelle, sans que ça ait l’air de leur coûter le moindre effort.

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Outre ces vidéos, j’ai passé beaucoup de temps sur Hiddenlol. Ce site n’est plus actif, mais les gens y partageaient plein de mèmes sur les réfugié·es syrien·nes arrivé·es en Europe vers 2015. Si tu vois défiler des images de migrant·es avec des légendes qui parlent « d’invasion » tous les jours, et que tu continues à suivre l’actualité à ce sujet, tôt ou tard tu vas commencer à croire qu’une énorme épidémie se dirige vers toi.

J’étais moins intéressé par la misogynie, mais on voit vite que l’idéologie de la red pill relie tous ces thèmes entre eux. Si tu rejoins un front, tu vas être automatiquement bombardé à propos d’autres sujets. J’ai moi-même été submergé sous un flot de théories comme quoi seul un petit groupe d’hommes aurait accès à toutes les femmes, et qu’il ne resterait rien pour les autres. De ton côté tu commences à penser « Merde, est-ce qu’il y en aura quand même une pour moi ? » Tu te mets à considérer les femmes comme une sorte de produit rare et convoité, un puzzle à résoudre dans l’unique but d’obtenir des relations sexuelles, au lieu de les voir comme des individus avec des sentiments, des désirs et des rêves.

Comment est-ce que je suis sorti de tout ça ? Je suis simplement devenu moins insécure, j’ai pris confiance en moi. Je m’éduquais de plus en plus à l’université et j’ai entamé ma première relation avec ma petite amie actuelle en 2017. Quand on s’est mis·es ensemble, tout ce problème de « Y’a moins de filles pour moi » s’est évaporé.

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En même temps, j’ai aussi découvert des YouTubers de gauche comme Three Arrows, qui consacrent beaucoup de temps et d’efforts à discréditer ces idées. Leurs vidéos montrent que ces gars d’extrême droite ne lisent même pas les rapports qu’ils citent. J’ai soudainement réalisé que j’écoutais des clowns. Le film American History X a également été une révélation. J’ai compris que toute cette peur et cette haine ne me servaient à rien. Je me suis retrouvé à dériver peu à peu vers la gauche et j’ai compris à quel point le capitalisme était problématique.

Certains films et influenceurs positifs m’ont donc réellement aidé, mais la chose la plus importante a été l’amour des gens autour de moi, l’amour qui donne confiance en soi. C’est exactement ça, le piège de ces communautés d’extrême droite : elles feront tout leur possible pour vous maintenir en insécurité émotionnelle et isolé.

Nigel (23 ans), étudiant

J’ai grandi dans une famille de la classe ouvrière. À 16 ans, j’ai découvert le versant extrême droite d’Internet – pensez aux vidéos YouTube de Ben Shapiro et Steven Crowder, qui prétendent être basées sur « du factuel et de la logique ». Ces personnes sont très douées pour manipuler les statistiques de manière à ce que vous preniez tout ce qu’elles disent pour argent comptant.

Un bon exemple de ce genre de manipulation ? La fameuse théorie du 13/52, une théorie qui prétend que bien que les Afro-Américain·es représentent seulement 13% de la population américaine, 52% de tous les prisonnier·es aux États-Unis sont noir·es. Cette information inexacte est présentée sans tenir compte du statut socio-économique de beaucoup de Noir·es aux États-Unis ni du racisme systémique de la police.

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Mon père est Antillais, alors ça m’a toujours donné l’envie de prouver que je faisais partie « des bons ». Je traînais un sentiment de culpabilité et d’insécurité, j’avais l’impression d’être une mauvaise personne à cause de ma couleur de peau. Aussi, je n’étais pas en contact avec mon père, une absence qui laissait beaucoup de place à la déception et à la haine.

Je suis allé creuser encore plus profondément sur les forums incel comme 4chan – où des blagues sexistes et racistes circulent sans arrêt – ce qui, à mon âge, me semblait très cool et avant-gardiste. Sur ces forums, les théories de suprématie blanche sont partagées et ouvertement glorifiées : on vous enseigne littéralement que les Noir·es veulent faire tomber l’« Occident libre ».

Vers 18 ans, j’ai commencé à penser différemment. C’est assez drôle que les médias m’aient influencé à la fois pour adhérer à ces idées, mais aussi pour m’en éloigner. Quand tu haïs les « sales terroristes musulmans », mais que tu vois que les nationalistes blancs sont également impliqués dans des fusillades, tu commences à remettre en question ta façon de penser. Les vidéos YouTube de Second Thought ou Hunter Avallone m’ont beaucoup aidé – Avallone avait autrefois des idées d’extrême droite et a fini par produire du contenu progressiste.

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En regardant en arrière, je pense que la solitude a été un facteur majeur de mon comportement. Je voulais faire partie de quelque chose, même si c’était le dark side d’Internet. Je sais que beaucoup de jeunes préféreraient rejoindre le clan des « hommes forts » qui roulent en Bugatti plutôt que d’être associés à des végans de gauche. Mais ce sont des endroits d’égarement dangereux.

Leon (26 ans), travaille dans l’ingénierie

À 16 ans, je me comportais déjà très mal envers les femmes. Je slut-shamais les filles qui l’avaient déjà fait, en leur balançant des trucs comme « Tu baiserais avec n’importe qui, pas vrai ? ». Non seulement ça me semblait normal, mais à l’époque je pensais sincèrement leur rendre service. J’étais aussi convaincu que le féminisme allait trop loin, que les femmes en faisaient trop, et je refusais de les prendre au sérieux parce qu’elles n’étaient pas aussi intelligentes que les hommes. Lors de ma dernière année d’école, j’étais en classe avec une fille très douée en analyse. Je considérais que c’était mon devoir de toujours venir avec des contre-arguments lorsqu’elle traitait d’un sujet. De mon point de vue, elle était anti-homme, car elle ramenait toujours les femmes sur la table, surtout lors de conversations à propos de thèmes qui, à mes yeux, ne concernaient que les hommes. Dans ces échanges, j’étais toujours assez méchant et je tournais tout ce qu’elle disait en dérision. Mais en réalité, elle comprenait tout mieux que moi – j’étais juste un vrai connard.

Je me sentais parfaitement à ma place sur la page Reddit Men’s Rights – une communauté bâtie sur le consensus que les hommes étaient menacés par le féminisme. C’était l’époque du Gamergate [une campagne de harcèlement en ligne misogyne contre le féminisme et la diversité dans les jeux vidéo, NDLR] et la blogueuse et gameuse féministe Anita Sarkeesian était devenue la cible privilégiée. Elle a été ridiculisée dans des centaines de commentaires et de publications sur Reddit. Moi je pensais que c’était mérité, car les gamers sont forcément des hommes et le free market produit les meilleurs jeux. De mon point de vue les jeux décrivaient objectivement la relation entre les hommes et les femmes, et les femmes n’étaient pas capables de comprendre le monde objectif. Fondamentalement, les idées conservatrices avec lesquelles j’avais grandi se sont trouvées renforcées par ma bulle Internet.

À 18 ans, je suis entré à l’université et j’ai commencé à avoir des doutes. J’y ai rencontré des personnes homosexuelles et j’ai eu de vraies conversations avec des femmes, qui se sont, à ma grande surprise, révélées avoir des opinions sensées. Ça peut sembler stupide, mais dans ma tête, les femmes et les homosexuels appartenaient quasiment à une autre espèce. La littérature et des chaînes YouTube comme Contrapoints m’ont aidé à sortir du trou sombre de l’extrême droite. J’étais aussi intéressé par la philosophie, mais je ne m’intéressais qu’aux penseurs conservateurs – puis j’ai lu Simone de Beauvoir et je me suis dit « Merde, les femmes ont aussi de bonnes idées ! ». C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir davantage au sexisme et au racisme dans la société. J’ai complètement changé de perspective : je suis maintenant un socialiste politiquement actif, avec des opinions féministes.

Je n’ai pas eu de relations sexuelles satisfaisantes avant l’âge de 20 ans, mais j’ai toujours pensé que c’était à cause de mes partenaires. Quand j’ai commencé à voir les femmes comme de véritables êtres humains plutôt que comme des objets, ça a immédiatement conduit à de bonnes expériences et à des relations amoureuses. Des personnes comme Andrew Tate sont très populaires auprès des jeunes garçons, et c’est vraiment triste à voir. Je pense que j’aurais fait comme eux si j’avais leur âge aujourd’hui – les jeunes fans de Tate sont le signe d’un problème plus large dans la société. 

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