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Ce que j'ai compris en bossant dans une rue commerçante française

Racisme ordinaire et client-roi – l'homme est, toujours, un loup pour l'homme.

Image via Bordeaux Tourisme

Originaire de Corrèze, je suis arrivé à Bordeaux en septembre 2009 afin de terminer mes études. En 2012, après l'obtention d'un master de Lettres, j'ai trouvé une place de vendeur dans une petite boutique située en plein cœur de la rue Sainte-Catherine. Intégralement piétonne depuis 1984, longue de 1 145 mètres, cette immense artère traverse le centre-ville de Bordeaux et relie la place de la Comédie à celle de la Victoire. Plus de 230 commerces s'y entassent. Tous les ans, des millions de consommateurs s'y précipitent. C'est, paraît-il, la plus grande rue commerçante d'Europe.

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Le magasin dans lequel je bosse achète et vend un peu de tout – des DVD, des jeux vidéo, des consoles, des instruments, des ordinateurs, etc. Je suis ce que l'on appelle un « Bac +5 », payé au SMIC pour tenir une caisse et vendre des grille-pain d'occasion. Je n'avais pas le choix – on l'accepte quand on ne peut pas faire autrement. C'était ça, ou rien.

Un vieux proverbe du XVIe siècle précisait la chose suivante : « Paris pour voir, Lyon pour avoir, Toulouse pour apprendre et Bordeaux pour dépenser. » C'est toujours d'actualité. La rue Sainte-Catherine – du nom d'une martyre chrétienne – est un autel dressé en plein cœur de Bordeaux à la gloire du consumérisme le plus primaire.

Pourtant, au départ, cette rue m'émerveillait. En été comme en hiver, elle est toujours en mouvement – notamment en fin de semaine et pendant les fêtes de fin d'année. Elle devient rapidement noire de monde. La frénésie des achats y est palpable. Souvent, les touristes s'arrêtent pour immortaliser cette marée humaine, ce défilé d'anonymes qui se bousculent et hurlent pour être les premiers à décrocher un Graal dérisoire – la nouvelle paire de pompes à la mode, ou le dernier gadget signé Apple.

Les jours de braderie ou le samedi précédant Noël, la rue devient impraticable. Sa saleté est poussée à son paroxysme. Le sol est jonché de détritus. Des odeurs de sueur et de nourriture emplissent l'air. Les esprits s'échauffent à mesure que les portefeuilles se vident.

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Sur le chemin de consommateurs indifférents jaillissent des visages de toutes sortes : des mendiants, des types de Greenpeace, des jeunes qui paradent, des punks à chien bourrés et des militaires au pas lourd. Tous ajoutent leurs voix, leurs rires et leurs plaintes au bourdonnement continu des acheteurs.

Et au milieu de ce vacarme, de cette cour des miracles moderne, on est là, nous. Les commerçants, les vendeurs. Nous tenons les murs.

Il faut apprendre à être insensible aux larmes de ces gamins de l'Est qui mendient, aux mains tremblantes des types qui volent des cuillères dans les cafés du cours Victor Hugo pour se piquer, ou au regard triste des vieilles prostituées du cours Pasteur.

Cela ne fait que quatre ans que je travaille rue Sainte-Catherine. Cette balafre urbaine est mon cadre de travail – un cadre bien étrange.

En y bossant, vous comprenez rapidement qu'une grande rue commerçante possède une caractéristique essentielle, qui n'évolue jamais dans le temps ou dans l'espace : elle est un point de convergence pour tous les tarés du coin. Il m'est impossible de préciser tout ce que j'y ai vu : des mecs qui se battent avec des bennes à ordures, des types qui secouent leur bite au milieu de la foule, une vieille dame qui pisse régulièrement devant la boutique SFR. Une fois, j'ai surpris un mec en train de lécher les selles des vélos attachés près de la FNAC.

Cette réalité acceptée et intégrée, on réalise vite que, comme l'a précisé sans ménagement mon patron, « dans Sainte-Catherine, on est là pour vendre, pas pour faire dans le social ». Ici, rien n'est gratuit. Il faut apprendre à être insensible aux larmes de ces gamins de l'Est qui mendient, aux mains tremblantes des types qui volent des cuillères dans les cafés du cours Victor Hugo pour se piquer, ou au regard triste des vieilles prostituées du cours Pasteur.

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Quand je rentre chez moi, le soir, il m'arrive de croiser des types qui donnent à manger aux SDF et leur tiennent compagnie pendant un bout de temps. Je les admire profondément. Je ne serais pas capable de faire ce qu'ils font. Quand arrive la fin de la journée, cette rue, je la fuis comme la peste.

Le client est roi, nous sommes de simples bouffons, et il faut l'accepter. Nous ne valons pas beaucoup plus que les cintres et les étagères qui présentent les produits.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas la misère que je croise quotidiennement qui me pèse le plus quand je pars bosser. Non. La misère, ça peut être ignorée. Ce dont on ne peut faire fi, c'est ce que Brel appelait « la mauvaise fée du monde » : la bêtise. La connerie profonde. Sainte-Catherine en regorge, de cette fée-là.

Les clients, tout d'abord. Une minorité d'entre eux – bruyante et abjecte – pourrit la vie des vendeurs. Certains vous prennent pour leur larbin, tandis que d'autres ne daignent même pas lever le regard et répondre à votre bonjour. Malgré tout, il faut « garder bonne figure » – expression qui prend tout son sens quand votre patron ou votre manager se tient derrière vous et observe la scène. Il y a quelques semaines, un client insatisfait et agressif s'est mis à m'insulter au beau milieu de la boutique. Le ton est monté, ce qui a obligé mon patron à intervenir. Il a pris le parti du client, s'est excusé platement et lui a offert une remise. Le client est roi, nous sommes de simples bouffons, et il faut l'accepter. Nous ne valons pas beaucoup plus que les cintres et les étagères qui présentent les produits.

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On pourrait penser qu'il existe une certaine solidarité entre vendeurs, ou entre commerçants. Absolument pas. Tous sont aussi hétérogènes que les clients. Certains, drôles et réfléchis, sont conscients de faire partie intégrante d'un manège infernal. La majorité demeure bête, voire agressive les mauvais jours. Quand ils ne parlent pas d'argent, de météo ou du dernier clash télévisuel, ces types peuvent passer la journée entière à lâcher des propos racistes, misogynes, homophobes, etc.

Depuis les attentats de novembre dernier, la situation a empiré. Le propriétaire d'une boutique de streetwear m'a dévoilé en riant la vidéo d'un travesti tabassé « au bled » par une dizaine de personnes. « En même temps, elles le cherchent, ces sales pédales », m'a-t-il dit placidement. Le lendemain, un autre propriétaire a montré du doigt ce type et m'a demandé : « Ça ne vous gêne pas trop le bruit qu'ils font à longueur de journée, les singes ? » Où voulez-vous que je me situe là-dedans ?

Pendant une journée entière, je m'oblige à être sourd, aveugle et muet. J'encaisse puis, le soir arrivant, je fuis.

Depuis quelques mois, j'ai adopté un comportement simple et radical. Je ne parle plus à personne – ou le moins possible. Je me lève le matin, démotivé, et je vais faire mes heures comme d'autres vont à l'usine. Pendant une journée entière, je m'oblige à être sourd, aveugle et muet. J'encaisse puis, le soir arrivant, je me tire.

Le tableau n'a rien de reluisant. Pourtant, il m'arrive encore de passer de très bons moments rue Sainte-Catherine – avec mes collègues, avec certains commerçants, avec les clients qui ne considèrent pas les vendeurs comme des esclaves. Mais ces instants de répit se font de plus en plus rares. Cela fait quatre ans que je lutte quotidiennement contre la médiocrité environnante. Bientôt, il faudra faire un choix : ce sera la fuite, ou la dépression.