Jonathan ‘Jon The Gold’ Zegbe, Selene Alexa et Rachael Moore
De gauche à droite : Rachael Moore, Selene Alexa et Jonathan Zegbe (Toutes les photos sont de Miles Fischler)
Société

De l’importance de se réapproprier les esthétiques noires dans la musique et la mode

« Trop souvent, nos efforts sont imités, voire plagiés, sans se soucier de nous ou de notre dû. » - Rachael Moore
AL
Brussels, BE

En tant que partenaire de Black History Month Belgium, VICE vous propose une série d’articles en accord avec les thématiques mises en avant cette année :  le passé et le futur des cultures noires.

Sous-représentées et mises au ban des sphères décisionnelles, les personnes noires sont tout de même parvenues à se faire une place dans certains domaines, notamment la musique et la mode. Mais même dans ce contexte, un jeu de pouvoir s’exerce et laisse place à des inégalités, qui résultent notamment sur ce qu’on appelle l’appropriation culturelle. Rien de bien nouveau ; ça fait maintenant quelques années que le sujet fait débat et divise. 

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Comment la définir, y faire face et se réapproprier ses esthétiques ? Dans le cadre de Black History Month Belgium, VICE et Beursschouwburg ont invité Selene Alexa (PR, A&R, photographe) Eric Cyuzuzo (organisateur socioculturel), Jonathan Zegbe (Creative Marketer) et Akua Naru (artiste hip-hop et fondatrice de TheKeepers) à discuter de la (ré)appropriation des esthétiques noires dans la musique et la mode

Visionnez le talk modéré par Rachael Moore :

Les avis des intervenant·es n’engagent que leurs auteur·es et ne peuvent être considérés comme une communication officielle de VICE.

Zone grise

La notion d’« appropriation culturelle » est apparue dans les années 1990 pour caractériser l’usage irrespectueux des cultures autochtones par les Blanc·hes en Amérique du Nord. Aujourd'hui, il n’existe toujours pas de consensus clair et univoque sur la définition de l’appropriation culturelle – on n’est jamais d’accord, même au sein des communautés concernées. Ceci dit, certains éléments sont à prendre en compte lorsqu’il s’agit de déterminer s’il s’agit d’appropriation, dont notamment :

  • Le rapport historique entre cultures dominantes et dominées : l’histoire est pavée d’injustices causées par la discrimination et l’oppression, et aujourd’hui encore, elle est inéluctablement présente dans l’héritage socio-culturel des Noir·es et se réitère. Le passé et le présent sont donc chargés de l'oppression imposée par les cultures dominantes sur les dominées. On y reviendra plus tard, mais certains des éléments appropriés présentent aussi un caractère historique, voire spirituel, qui n’est pas respecté lorsqu’il est approprié. 
  • Le crédit : en général, quand une culture est appropriée, le groupe à l’origine de la culture n’est pas (assez) crédité alors que le groupe qui approprie reçoit tout le mérite et est félicité pour son originalité, comme l’a dit Rachael durant le talk : « Trop souvent, nos efforts sont imités, voire plagiés, sans se soucier de nous ou de notre dû. » 
  • L’aspect financier : il joue un rôle important. Quand un héritage culturel est utilisé à des fins commerciales, alors que cette culture n’en bénéficie pas, ça pose problème. Nul ne devrait pouvoir s’attendre à ce que les héritier·es de la culture en question laissent la mémoire de leur ancêtres être souillée pour de l’argent. « On nourrit le monde pendant qu’on crève de faim. » Les mots d’Akua Naru sont crus, mais réels. Car n’oublions pas que les inégalités persistent, et pendant que certain·es artistes blanc·hes copient la créativité des artistes noir·es, beaucoup vivent encore dans une situation économique très précaire, comme le souligne Jonathan : « Si vous voulez vous approprier mon esthétique, prenez aussi mes factures et la manière dont les gens vont me discriminer. »

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L’argument souvent avancé par les personnes qui s’approprient une culture, c’est qu’elles voulaient en réalité lui rendre hommage et qu’il s’agit donc d’appréciation et non d'appropriation. Là encore, l’appropriation culturelle n’est pas un simple signe d’appréciation puisqu’elle s’inspire souvent de stéréotypes erronés et dépouille les ornements et pratiques traditionnelles de leur réelle signification historique et culturelle.

L’appréciation implique non seulement la compréhension du fait qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut, et donc aussi le respect et la prise en compte des trois aspects cités plus haut. On ne rend hommage à rien quand on instrumentalise et dénature les esthétiques noires. 

Dans la musique

Du blues au jazz et au hip-hop, et de la disco à la techno, toutes les musiques qui font vibrer viennent, de près ou de loin, des mains, du souffle, des coeurs et des tripes d’artistes noir·es. Et leur émergence est étroitement liée à l’époque de l’esclavage ; des êtres humains réduits à être la propriété d’hommes blancs qui passaient des journées entières à ramasser le coton en rang sous les coups de fouet. 

Dans les années 1970, le hip-hop servait de moyen d’expression et de protestation contre l'oppression systémique qui visait les minorités. Aujourd’hui, le hip hop est devenu le genre musical dominant, pour ne pas dire mainstream, partout dans le monde. On le voit avec des « festivals hip-hop comme Fire Is Gold, produit par et pour les Blanc·hes », comme le souligne Eric.

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Eric Cyuzuzo

Idem pour la techno, qui trouve ses racines à Detroit, aussi appelée « Motor City ». Detroit était la capitale de l’automobile du pays et la majeure partie des habitant·es vivaient de cette industrie. Les ouvrier·es, descendant·es d’esclaves, passaient leurs journées dans les bruits répétitifs et constants des machines de production de voitures. C’est là que de jeunes ouvriers créatifs sont devenus les premiers producteurs de techno. Mais aujourd’hui, ce genre est majoritairement joué et écouté par des Blanc·hes, sans qu’il n’y ait de références claires à ses origines

« On nourrit le monde pendant qu’on crève de faim. » - Akua Naru

C’est important que les genres se rencontrent et se marient – le Jazz n'aurait pas existé si des instruments de musique classique n’étaient pas tombés entre les mains d’artistes noir·es. Mais arrêtons d’effacer la moitié de l’histoire et de brouiller l’essence même de ces sons. 

Le problème, c’est donc que l’industrie musicale ne reconnaît pas assez les personnes noires comme étant à l’origine de ces cultures. C’est la responsabilité des acteur·ices de l’industrie, mais aussi des consommateur·ices, d’en être conscient·es. Ça nous éviterait des catastrophes comme celle de la soirée « AfroHouse » de Thé Dansant au Musée de l’Afrique

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Dans la mode

Quand un·e designer veut sortir du lot, il arrive souvent qu’iel pioche dans d’autres cultures. Prenez par exemple Jean-Paul Gaultier et sa collection « Bambara », ou encore la polémique autour de la collection de Stella McCartney qui avait habillé ses mannequins blanches de robes en pagne.

Selon les membres de notre panel de discussion, malgré le fait que les esthétiques noires constituent une source d’inspiration dans le monde de la mode, elles ne sont pas mises en avant à leur juste valeur. Ni dans la confection, ni dans le choix du casting, comme l’explique Eric : « Les grandes marques vont placer des black items sur des mannequins blanches car si elles prennent des mannequins noires, ça ne se vend pas. » 

« Les grandes marques vont placer des black items sur des mannequins blanches car si elles prennent des mannequins noires, ça ne se vend pas. » - Eric Cyuzuzo

Toujours selon le panel, le problème va jusque derrière les caméras, car même les designers qui choisissent de mettre en avant des mannequins noir·es finissent par engager majoritairement des photographes blanc·hes, et la question de savoir photographier la peau noire se pose. « On n’a pas le contrôle de notre propre image », souligne Selene, qui, pour sa part, met un point d’honneur à mettre un maximum de femmes de couleur en avant dans son travail.

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Selene Alexa et Jonathan Zegbe

Le problème est bien sûr également présent au niveau du public. La polémique du Thé Dansant a été citée plus haut, mais on pense aussi aux dress codes du style « Safari Nomade » de WECANDANCE. De nombreux accessoires portés par les festivalier·es sont en réalité des répliques dérisoires de pièces et artefacts traditionnels, spirituels voire religieux issus d’autres cultures. En se déguisant, ces personnes se permettent de désacraliser, commercialiser et parodier des éléments d’un patrimoine dont elles ignorent souvent tout. 

« On n’a pas le contrôle de notre propre image. » - Selene Alexa

L’exemple de cornrows pourrait constituer un article à lui tout seul. La coiffure a été observées sur des peintures issues de l'âge de pierre, au plateau du Tassili au Sahara, qui datent d'aussi loin que 4 000 avant J.-C. Durant l’Antiquité, on pouvait trouver des représentations de héros et guerriers portant des cornrows. À l’époque de la colonisation, les cornrows étaient utilisées pour transmettre des messages et créer des plans d’évasion.

Aujourd’hui encore, il s’agit d’une pratique très importante dans l’entretien du cheveu frisé chez les Noir·es. Le problème, c’est que les gens pensent que ce n’est qu’une coupe de cheveux parmi d’autres, alors qu’il y a toute une histoire derrière. Cette pratique transmise de génération en génération au sein des familles est ancrée dans notre culture et donne lieu à des moments privilégiés – ceux où on passe des heures assis·es à raconter nos vies. Mais malgré tout, on trouve ça normal de mettre un bar à braids à un festival hip-hop ?

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« En tant que personnes noires, on a toujours influencé le monde qui nous entoure. Notre influence est omniprésente. On continue à innover dans l'art, la mode, la musique, la littérature et même la beauté. » - Rachael Moore

Pour le panel, le besoin de remettre les pendules à l’heure est aussi motivé par le fait que tou·tes sont conscient·es et fier·es de la source d’inspiration que constituent les esthétiques noires. La créativité fait selon elleux partie de l’essence de leur identité, comme le souligne Rachael : « En tant que personnes noires, on a toujours influencé le monde qui nous entoure. Notre influence est omniprésente. On continue à innover dans l'art, la mode, la musique, la littérature et même la beauté. » 

Le gatekeeping

En 2017, des représentants de tribus autochtones se sont réunis à un comité spécial de l’OMPI pour les Nation Unies pour étendre la loi de la propriété intellectuelle au patrimoine culturel afin de protéger les éléments et symboles sacrés de leurs civilisations et interdire l’appropriation culturelle. Faudrait-il en faire de même pour les éléments de la culture noire ? Cette question divise les membres du panel. Jonathan, par exemple, est conscient qu’il est important de protéger ses esthétiques, mais il trouve également que ce combat est épuisant.

Akua Naru, quant à elle, est clairement active dans ce domaine puisqu’elle a lancé theKeepers, une plateforme d’archivage en ligne qui récolte les œuvres d’artistes dans le hip-hop féminin, afin de contrer l’amnésie générale et de s’assurer que cette partie du l’histoire ne puisse plus être oubliée. « En tant que femme noire qui rappe, je suis constamment confrontée à ce problème. », explique-t-elle. 

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Akua Naru

La question de l’appropriation culturelle est complexe car elle divise, blesse et exclut. Le dialogue est compliqué et manque parfois d’intelligence émotionnelle – on est incapables d’imaginer les choses du point de vue de l’autre.

Elle vient clairement vient d’un mode de pensée colonial : des personnes blanches qui pensent vivre dans un monde où tout est à disposition. Alors bien sûr, il est difficile pour ces personnes de comprendre que non, certaines choses ne leur appartiennent pas et que certains passés douloureux ne sont pas les leurs.

C’est avant tout une question de ne pas oublier l’histoire et d’enfin laisser la place et l’opportunité aux personnes noires de se réapproprier ce qui leur est dû. 

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