À la poursuite du vrai boudin de Liège avec son plus grand adorateur

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À la poursuite du vrai boudin de Liège avec son plus grand adorateur

Le fondateur de la Boudin Room est parti à la recherche de ce qui fait le vrai boudin blanc de Liège, sa madeleine de Proust à lui.

Dans la rue déserte, un arrêt de bus vide, un parking bien rangé, un immeuble de bureaux abonné au sixties et la vitrine clinquante d’une boucherie. C’est l’histoire de Simon Bomans qui nous a attiré dans ce bled perdu en périphérie de Liège. Employé dans la finance, il a traîné son costume jusque dans les limbes luxembourgeoises des comptes offshore, avant de faire partie de la vague de licenciements d’ING en septembre 2016. Plutôt que de tout péter, il a préféré en profiter pour plaquer le monde ronflant des chéquiers et commencer une formation à Bruxelles dans l’univers sanglant de la boucherie-charcuterie.

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Si aujourd’hui, Simon Bomans traîne toujours ses baskets au CERIA, il est aussi à la tête d’un concept rigolard qui fait parler de lui jusqu’en France : la Boudin Room. À savoir, « deux artisans, l’un derrière les fourneaux, l’autre derrière les platines ». À ses soirées carnivores sur fond d’electro « bleue blanc belge », Simon a ajouté une webcam façon Boiler Room, une retransmission en direct ainsi que la mise en boyau d’une spécialité belge. La Boudin Room était née, pour le meilleur et la barbaque.

L’ex-analyste légal en tablier était donc le mieux placé pour nous emmener à la découverte de l’authentique boudin de Liège. La voiture bourdonnante comme un chapiteau drum and bass fait son premier arrêt devant la boucherie Theunissen, une petite affaire familiale en bordure de ville. Le patron, pas forcément baraqué comme un dépeceur mais qui en impose immédiatement, y règne en maître. « Le genre de personne qui, quand tu lui sers la main, tu comprends tout de suite. Ce mec, il ne lambine pas », dira plus tard Simon, visiblement impressionné.

« Mettez-moi un morceau de boudin blanc avec ça », demande une cliente en tendant un doigt vers la vitrine du comptoir. Derrière elle, le portrait postmoderne d’un veau. En face, Madame Theunissen toute pimpante, brushing frais du jour et accent liégeois pour la servir. « Ça, c’est la Belgique qui me fait rêver », lâche Simon dans la file du magasin où pendent au-dessus des boulettes, têtes pressées et saucisses de campagne, des sphères en papier crépon rouge. Et s’il a pour une fois laissé la casquette qui complète sa panoplie normcore dans le coffre de la voiture, l’apprenti-boucher n’exagère pas. Petit principautaire du cru, il désignait quelques minutes plus tôt avec une pointe de fierté la brasserie industrielle de Jupille, qui produit la fameuse Jupiler. Et il n’y a pas plus d’ironie dans sa voix une fois dans la charcuterie Theunissen, malgré la radio calée sur Nostalgie.

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Le boucher y a posé depuis 1994 la coupe du meilleur boudin blanc liégeois. « Le boudin, ça a toujours été le produit-phare du magasin », explique Theunissen. Celui de Liège a de particulier qu’il est plus gros que les autres et qu’il possède un « ingrédient secret » : de la marjolaine, une plante aromatique proche de la coriandre. « Ce n’est pas un produit miracle, c’est un produit relativement simple. Ça fait partie des premières choses qu’on apprend à faire », concède le charcutier. Le boudin a beau être du tout cuit, même pour les apprentis, le mystère du Theunissen réside dans sa finition « à la main ». Là où chez les autres, on enfile à l’air comprimé, le bonhomme tourne encore une manivelle, façon amish de la saucisse. « Je n’ai jamais vraiment su pourquoi, mais à la cuisson, on n’a pas le même résultat ».

Chaque semaine, il prépare 45 kilos de boudin de Liège avec la même recette que son père avant lui. Un procédé consigné dans un carnet où sont restés accrochés des morceaux de haché. « Il a vécu », avoue le charcutier, avant de nous laisser jeter un œil à sa recette « tant qu’elle reste secrète ». Au menu, « comme dans l’industriel », il y a entre autres du maigre de porc, de la joue de porc, du pain, du lait et des œufs. « Moi, j’ai ma recette, je ne la change pas. Je vends bien comme ça et je ne vois pas pourquoi j’y toucherais », lâche le charcutier, impassible malgré Calogero qui squatte la radio et la sonnette d’entrée du magasin qui s’énerve comme un porc à l’abattoir. En ressortant du magasin avec 400 grammes de boudin blanc de Liège entre les mains, Simon s’extasie comme s’il avait rencontré Booba en personne : « Ce genre de mec travaille douze heures par jour, quarante ans de sa vie. Alors Boudin Room c’est bien, mais c’est de la gaudriole ! » Et c’est vrai que question « ducalité », le fils Theunissen fait fort.

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À 20 minutes de là, sur les coteaux de Liège, Eric Mewissen nous attend dans l’allée de sa petite maison. Derrière elle, des champs coupés par l’horizon, où ce maraîcher produit de la marjolaine depuis des décennies pour la confrérie des bouchers, les « Mangons » de Liège. « Ils la prennent quand elle est séchée et la font tamiser à la prison de Lantin. Dans leur cahier des charges, il faut qu’elle soit préparée au plus tard le mois avant la réalisation du boudin », explique le Mewissen, un bonhomme sans âge, mais aux ongles éternellement terreux et au visage doux et buriné. Chez lui, il ne garde qu’une infime partie de sa production, cachée dans une boîte en carton. Rassemblée dans un sachet en plastique, elle ressemble à un joli butin de weed. C’est drôle d’imaginer Eric Mewissen en dealer dissident, d’autant que « la confrérie » n’a pas l’air de rigoler : « Je suis dépendant d’eux, mais tous les bouchers le sont aussi. S’ils se disputent avec elle, ils en sont privés. Ils peuvent alors faire du boudin blanc, mais pas du boudin de Liège en tant que tel. Et les Mangons veulent travailler de manière artisanale, mais paradoxalement, les plus gros demandeurs de marjolaine, ce sont les industries », confie l’agriculteur.

Or l’industrie n’a rien à faire dans le business de la marjolaine. « Cette herbe, c’est autre chose, c’est un autre produit. C’est la faute au terroir, et la façon dont elle est travaillée », raconte Mewissen, avant de parler de ses champs, une terre recouverte par les résidus de cinq anciens charbonnages. « L’autre marjolaine qu’on utilise pour le boudin vient d’Allemagne de l’Est, où on broie et sèche tout mécaniquement. Ici, on ne peut pas monter au-dessus de 35 degrés, pour qu’elle conserve tout son arôme ». Pour la confrérie, c’est tout net : la marjolaine du vrai boudin de Liège doit venir d’ici, et de nulle part ailleurs. Pourtant, Eric Mewissen continue à s’esquinter sur d’autres productions, de la salade romaine au panais. La marjolaine, toute « bio » et récoltée à la main qu’elle soit, ne lui suffit pas à faire son beurre – loin de là. La beauté de l’artisanat, et ses limites.

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Et désormais devant une entrecôte irlandaise de 350 grammes au restaurant-boucherie Leblanc, en plein cœur de Liège, Simon pense en savoir quelque chose : « La boucherie, c’est un métier de pénitent. C’est un boulot de mecs qui souffrent. Et je comprends qu’il n’y ait plus beaucoup de jeunes qui veuillent le faire, ce n’est plus trop dans la culture actuelle de souffrir : plus personne ne veut passer 12 heures debout dans un frigo ». Pourtant, dans une Boudin Room une Jupiler à la main, le boulot a l’air simple et accessible, et le succès du concept naturel. « Parfois, on devient victime de sa communication » , avoue Simon. « J’ai pu donner une impression de facilité, de légèreté. Mais j’ai aussi pu ramener la bouffe chez les gens, les réunir à nouveau autour de ça. Si ça s’arrête demain, je serai au moins fier de ça : avoir reconnecté les jeunes à quelque chose qu’on leur avait enlevé. Et c’est ça, ce retour en grâce de l’artisanat. C’est reprendre notre autonomie, notre indépendance, notre libre-arbitre ».

Criblé par un léger syndrome de l’imposteur, le jeune père de la Boudin Room est désormais en quête de respect des produits et du travail, de moins de paroles, mais de plus d’impact. À quelques mois de terminer sa formation et de partir bourlinguer à travers l’Europe chez les artisans de la bidoche, il règle ses comptes : « Dans le milieu, je suis persuadé qu’un projet artisanal qui n’a pas de concept peut fonctionner, mais avec du temps. C’est la culture de la qualité, de la noblesse. Mais sans celle du réseau, c’est plus compliqué aujourd’hui pour ceux qui travaillent traditionnellement. Le mélange de la com’ et de l’artisanat, c’est devenu le jeu. Et ceux qui n’acceptent pas le jeu, grand bien leur fasse ».

Dans l’atelier à 7 heures chaque matin, les mains gelées dans le sang des bêtes, l’apprenti a désormais le temps de cogiter : « Aujourd’hui, l’artisanat, c’est le produit et la manière dont on le consomme. Et ma plus grande difficulté à l’heure actuelle est de savoir quel genre d’artisan j’ai envie d’être ». La réponse se trouve probablement autant dans son assiette dévorée avec respect que dans une citation de Damso qu’il lâche en s’essuyant la bouche : « Marquer l’Histoire et passer à autre chose ».

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