Concours-Croquettes
Culture

J’ai participé au concours de la meilleure croquette aux crevettes de Bruxelles

Pour l'amour du gras, du belge et de la Sainte-crevette.

S’il y a bien un plat traditionnel belge qu’on retrouve des brasseries des Marolles aux étoilés à l’addition salée, c’est la mythique croquette aux crevettes, petit bijou populo de la gastronomie du nord. Vous avez un avis dessus, votre daron a un avis dessus, votre grand-mère a un avis — bien tranché — dessus, vos chiottes ont un avis dessus, mais aujourd’hui, c’est le mien qui compte. C’est le grand accomplissement de ma vie de journaliste affamée : j’ai été invitée à élire la meilleure croquette de Bruxelles. Et si j’avais su ce qui m’attendait, j’y aurais peut-être réfléchi à deux fois.

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Honnêtement, il n’y a pas de bonne manière de se préparer à faire partie d'un jury culinaire. En ce qui me concerne, je m’en suis vantée auprès de tous les potes que ça intéressait — et même celleux qui s’en foutaient —, avant d’opter, le matin-même, pour un petit-déjeuner léger fait de deux biscuits au fenouil et d’un grand verre d’eau tiède. En d’autres mots, jusqu’au moment de passer à table, il n’y a pas vraiment de différence entre participer à un défilé Victoria’s Secret et manger 19 croquettes pour la gloire de notre patrimoine culinaire. La comparaison s’arrête presque là, puisque le concours a lieu dans une grande tente blanche dépourvue de tout glamour, mais pas de photographes ni de caméras pour autant :après une première édition qui avait sacré Fernand Obb, un petit snack saint-gillois sorti de nulle part devant lequel on fait maintenant la file, la compétition est considérée comme un tremplin vers la gloire dans un bain d’huile.

Ça fait des semaines que j’étudie la gestuelle d’Hélène Darroze et que je potasse mon dictionnaire des saveurs, histoire de lâcher autre chose que des « mortelle, cette croquette » ou « une tuerie, le petit persil, là » entre chaque assiette. Après tout, je ne suis pas une influenceuse invitée à bouffer gratos, mais l’honorable membre d’un jury composé de toute ce qui grouille dans les hautes sphères de la gastronomie noire-jaune-rouge : le critique gastronomique de télévision qui connait le second prénom de tous les chefs du guide Michelin, le fricasseur deux étoiles d’un resto indétrônable de la capitale, ou encore la rédactrice en chef aux lunettes à larges montures à l’origine du concours. Dix-neuf croquettes vont défiler devant ces experts de la panure dorée et croustillante, de l’appareil bisqué et de la crevette décortiquée à la main. Les chefs, eux, sont tous Bruxellois et n’ont pas reçu d’autres instructions que l'obligation de cuisiner des croquettes maison, à paner et faire frire sur place, et de les servir avec du persil. La préparation doit aussi être à la carte du restaurant, histoire d’éviter toute triche, hé, ho.

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Petit détail qui compte, les croquettes ne sont pas servies avec du citron, même s’il est bien proposé à part. C’est à ça qu’on distingue un professionnel de la dégustation : le citron à presser, c’est pour les vieilles dames et les plats qu’on veut faire disparaitre dans un bain d’acide. Justement, une brochette de trois retraitées vient de s’installer à la table des jurés. À chaque tour, un trio de visiteurs du festival « eat! Brussels, drink! Bordeaux » est invité à participer au jury et à décerner un point par personne. Parce qu’honnêtement, qui d’autre que des résidentes de la mer du Nord à l’ancienne pour juger une vraie croquette aux crevettes ? « C’est un jeune homme qui nous a racolées », raconte l’une des mamies, avant d'ajouter : « Je suis une grande amatrice de croquettes. Du coup, tant qu’on nous garde, moi je reste ». Il est maintenant 12h50 et je commence à avoir faim. J’ai peur que la dalle me trahisse, alors que ma stratégie est simple : ne manger qu’un petit bout de chacune des dix-neuf croquettes qu’on viendra m’apporter.

Je ne tiens plus en place. Mais voilà que débarque un petit palet frit, circulaire et plat. La première croquette de la compèt’. Je la tapote du dos de ma fourchette. Conclusion : panure fine, mais grasse. J’éventre la bête et fait couler un appareil très liquide, poivré à mort. Trois crevettes minuscules nagent dans une sauce trouble. L’air de rien, je remercie le premier candidat : une bouchée et je repousse mon assiette. Le reste du jury s'écharpe déjà sur les critères d’une bonne croquette, dans un débat tradition versus innovation qui se clôture par un « Si y’a pas de crevettes, faut pas déconner ». J’approuve en m’envoyant une rasade de vin blanc pour me rincer la bouche.

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Déjà, les morfales lambdas font la queue de l’autre côté du cordon de sécurité. Je me sens comme Angèle à une séance de dédicaces, le cheveu juste un peu moins brillant. On envoie la deuxième croquette et je découvre mi-horrifiée mi-impressionnée que le candidat a osé bourrer sa friture de fromage. Mis à part le fait qu’elle ressemble à l’image sur une boite Mora, je l’oublie aussitôt. Le nouveau visiteur qui débarque à table a manifestement la gueule de bois et je le félicite intérieurement : bien joué, mec, il n’y a pas mieux pour un estomac sous le coup d’une violente attaque gastrique qu’une croquette de chef. D’ailleurs, celle qui arrive me fait de l’effet, avec ses petites crevettes charnues disposées tout autour et son lit de julienne de chicon. Le persil est croustillant et léger. Mais, surprise, à l’intérieur l’appareil a pris un coup d’auto-bronzant : le candidat a ajouté de la tomate, qui écrase totalement le goût des crustacés. Les jurés invités lui décernent tous les trois un point. Pour ma part, elle me rappelle ce mec bien sous tous rapports, mais qui s’avère une fois au lit avoir un fétiche pour les pieds. Next.

La suivante arrive en grande pompe. Le responsable de salle du jour annonce une « croquette et son gel de citron vert, mangue et gin, coulis de persil et raifort râpé ». Elle est servie dans une assiette sombre, forcément plus classe. C’est assumé, « bold », comme disent les critiques américains dont j’ai bouffé quelques vidéos sur YouTube. Je plante mon couteau dans la panure, qui est forcément un peu molle avec toute cette garniture sur le dos. Le gel de lime est intéressant et l’appareil relevé… sauf qu’on n'y goûte plus la crevette. À un concours de fin d’année de l’ERG, c’est le projet d’un mec aux cheveux décolorés qui arrive avec une maquette de toilettes publiques pimpée façon Twin Peaks. Sur un malentendu, ça peut fonctionner.

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Les croquettes s’enchainent : il y a celle que ma voisine décrit comme « une carbonnade sur une tartine pas cuite », le fishstick qui m’a fait lancer à la cantonade « Capitaine Igloo est dans la place ! » avant de le regretter, celle que j’ai rebaptisée « la petite souillon », la bisque de fer dans la croquette de velours et celle qui n’est jamais arrivée. Pour l’instant, ma grille d’évaluation la plus fameuse est tâchée de gras et comptabilise 60 points sur 100. Je me fais l’effet de ma prof de français de 2ème : sévère, mais juste.

Mais voilà la 13ème, qui débarque en retard — la fournée précédente l’a mise à l’amende, et j’imagine des regards noirs d’échanger au-dessus des friteuses bouillantes. La croquette est joliment dorée et de forme régulière. Je la crève en plein milieu, pour découvrir un appareil de belle texture, des crevettes en veux-tu-en-voilà, pour un goût particulièrement équilibré. La rumeur passe entre les membres du jury : celle-ci pourrait bien être la bonne. Une croquette lisse comme un corn dog et un bain raté plus tard, je vais faire un tour dehors. Mon œsophage fait du trampoline et je commence à saturer de tout ce gras et de l’odeur âcre de l'huile chaude. Je calcule : même avec seulement une grosse bouchée de chaque plat, j'en suis déjà à ma cinquième croquette entière. Deux fois plus que pendant la partie symboliquement alcoolique de mes années étudiantes. J’ai l’impression de participer à une performance sans fin de muckbang.

De l’autre côté de la table, une journaliste pousse un petit cri strident à l’annonce de la dernière participante. Du côté des autres jurés, les jeux semblent déjà faits, et on en profite pour se curer les dents. Mais la croquette qui arrive les fait se redresser. Elle a une forme ovale et est bien gonflée. La panure est uniformément dorée et saupoudrée de fleur de sel. Dans mon esprit un peu embué par le bordeaux et la fricasse, deux foules hurlent « La bagarre ! La bagarre ! » Celle-ci n’est pas là pour rigoler. À l’intérieur, l’appareil dégouline, proche de l’idéal avec des crevettes fermes, pleines de goût. Un bout, sinon j’explose. Allez, encore un peu. Une dernière bouchée et l’ultime assiette du concours de la meilleure croquette aux crevettes de Bruxelles repart vide.

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Il est 17h30 et je regarde le président du jury Lionel Rigolet, chef du légendaire Comme Chez Soi**, s’emparer du micro. Face à lui, chacun dégaine son smartphone, prêt à immortaliser l’intrônisation d’une future croquette de légende. Les caméras de télévision sont au taquet et je sirote avec angoisse la coupe de faux champagne offerte par l’organisation. Ça y est, derrière les journalistes, des cris de joie se font entendre à l’annonce de la troisième position : l'adresse du centre « Beaucoup Fish ». C’est « Le 1040 », le restaurant du Sofitel et de l’ancien candidat de Top Chef Jean-Philippe Watteyne, qui remporte la seconde place, à la grande surprise de tous : la table n’est ouverte que depuis quelques mois et se distingue déjà. Plus de doute désormais quant au gagnant, puisque le vainqueur de l’année dernière avait remis son titre en jeu : Fernand Obb fait décidément la meilleure croquette aux crevettes de la capitale — foi de jurée barbouillée.

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