Urman se jette sur la saucisse à l'ail qu'il dévore d'un coup sous le regard approbateur des Roumains ; car quelques heures avant, dans le train, on vit Breda s'enfiler un pot de Nutella et s'attaquer à la saucisse à l'ail juste avant de déambuler pendant trois heures dans un wagon avec une odeur puissante de graisse de porc à l'ail qu'il diffusait avec l'énergie d'un écureuil sous caféine. L'odeur était si puissante que des passagers menacèrent même de tirer le signal d'alarme et de sauter du train.LIRE AUSSI : Palinka, tuica et pufoaica : une tournée éthylique dans les Balkan
En plat de résistance Breda fit sortir de son cartable une autre délicatesse : « Ceci est une saucisse de foie cru », affirma Breda. La chair molle resta momentanément dans la bouche d'Urman avec deux yeux ronds au-dessus. Il se ravisa, et affirma crânement qu'il la mangera au petit-déjeuner et la fourra discrètement dans sa poche. Urman brandissait fièrement son laissez-passer délivré par l'ambassade de France à Budapest pour l'autoriser à entrer en Roumanie après avoir été refoulé une première fois pour carte d'identité périmée, boîte de cassoulet suspecte dans le sac, et ses ongles vernis.Urman est un artiste aux ongles peints, un signe de reconnaissance comme le verre dans le nez de Rimbaud, le violon dans les pantalons de Verlaine, ou le revolver de Jarry.
Nous filâmes illico dans le bar steampunk de Cluj, le Enigma Secret Garden, et sous un mécanisme de roues dentées et de contrepoids en cuivre, il s'attaqua à la combinaison innovante d'un croissant Unicum. Cette boisson étant une liqueur hongroise amère à base de plantes médicinales, que l'on consomme en tant qu'apéritif ou digestif – et jamais avec un croissant : « Das ist ein Unikum ! » (« Ça, c'est unique ! »). L'idée saugrenue de fumer un cigare roumain, se concrétisa rapidement : « Je ne supporte pas le cigare avec le Cognac, cela tue le goût. Le meilleur avec un cigare, c'est un verre de lait tiède. C'est remarquable. » Il envoya une volute de tabac devant la place Uniri et affirma en léchant sa glace, « que la combinaison glace cigare est aussi fort intéressante ». Il s'essaya ensuite avec une barre chocolatée Rom, un grand classique de la période communiste, avec un goût synthétique puissant de rhum qui le laissa circonspect.« Je ne supporte pas le cigare avec le Cognac, cela tue le goût. Le meilleur avec un cigare, c'est un verre de lait tiède. C'est remarquable. »
Pour nous remettre de cette difficile épreuve, nous nous rendîmes au Jardin botanique où Urman a repris deux fois du chocolat à la machine automatique. Nous avons pu admirer un jardin sans fleurs et nous poser la question de l'originalité de visiter un jardin botanique en hiver ? Un endroit où on conjure le samedi soir, pour soigner une gueule de bois le dimanche matin et être fusillé le lundi, pas mécontent que la journée commence si bien. Pas si bien finalement, car l'idée d'aller manger dans un restaurant végétarien se solda par une découverte épouvantable pour Urman lorsqu'il regarda son Bortsch végétarien froid avec des légumes roses émincés flottants dans une eau du robinet, triste comme un poireau dans la Seine, provoquant l'inévitable retour du désir animal et le rituel carnivore de la chaîne alimentaire.En chemin, nous croisâmes des prostituées tziganes en minishorts, et le taxi fut arrêté par la police. Cela n'ayant évidemment aucun lien avec la vision fugace des péripatéticiennes.
Seule la spiritualité pouvait nous sauver et c'est à la messe orthodoxe que nous respirâmes au premier rang, reniflant comme des tapirs l'encens du pope, un bel homme barbu, bien nourris et portant élégamment une grande robe noire pendant que les formes féminines à genoux, séparées de l'engeance masculine, levaient les yeux au ciel alors que les hommes pieux se signaient frénétiquement, agitant leur poignet au rythme lancinant du chant des moinillons. Nous nous sommes délecté des nourritures spirituelles au point que je me signais, moi aussi, tel un épileptique, emporté par la ferveur orthodoxe et qu'Urman s'agitait, fendant la foule à coups de bottes, visitant les alcôves secrètes avec un entrain louche entre le mysticisme et le sacrilège.LIRE AUSSI : Fiction : Dîner de gala au club des faussaires
Nous allâmes illico nous réfugier dans un boui-boui pour nous empiffrer de choux. Le restaurant était d'une tristesse lancinante sans aucun client avec des affiches d'un Bitter Senator présenté par un clarinettiste bavarois aux cheveux gominés. Je commandais pour lui une Ciorba de burta, une soupe de tripes au lait et piments, une combinaison qui ranima son appétit et sa joie de vivre. Et il s'exclama soudain qu'en partisan de l'hypertourisme nous nous devions d'organiser un énorme banquet balkanique et inviter des gens que nous ne connaissions pas !Pour le lendemain, nous commandâmes à la taverne Bulgakov, des fournées de nourritures aux noms improbables et un orchestre tzigane au complet. Après avoir convoqué le banc et l'arrière banc, de tous ceux que nous ne connaissions pas et les autres, on a récolté la crème de la crème, des vétérans du désert des tartares, des transfuges, des dissidents, des louches et des âmes perdues, transformant la table en un immense en bal des ardents, clairsemé mais concentré, pendant que ceux qui n'étaient pas venus se cachaient certainement sous les tables ou grimpaient aux rideaux en hurlant.Les Tziganes, eux même, semblaient effrayés par cette attaque alimentaire, qu'ils sautillaient dans tous les sens en lâchant des notes poursuivies par des chapelets de saucisses.
Les Tziganes, eux même, semblaient effrayés par cette attaque alimentaire, qu'ils sautillaient dans tous les sens en lâchant des notes poursuivies par des chapelets de saucisses. Urman bondissait au milieu des musiciens et donnait de grands cours de pied dans un ersatz assez remarquable de danse hongroise. Pendant ce temps, le fils spirituel du comique Chevalier, accablé par un alcool trop fort, fut soudain pris de frénésie de discours républicain et s'emmêla les pinceaux, levant son verre en déclarant : « Je lèvres mes lèvres aux lèvres ! ». Il retombait vite dans le marasme, se relevait vitupérant, le doigt levé, petite barbichette en avant et sentencieux vantait les mérites de la Transnistrie et des soirées mousses de Tiraspol. Le dissident en profita pour dire qu'il attendait de revenir « à paris avec des chars russes ». On se croyait en pleine troisième guerre mondiale pendant que les Tziganes couraient dans tous les sens.Urman, en bottes, retombait épuisé sur son siège, l'après-midi même, il avait été viré du musée Banfy, cela lui avait fait un grand bien, affirmant à brûle pourpoint : « L'hypertourisme, c'est de se faire virer d'un musée en Roumanie et d'avoir un laissez-passer. » Il s'enfila quelques verres de Palinka, secoua sa tête, considéra que la nuit était terminée, et sauta dans un tramway, tout en caressant affectueusement la saucisse de foie dans sa poche.Rentré à paris, il organisa un repas roumain hypertouristique pour son avocat, Maître Cédric Labrousse, qu'il gava de saucisses, de fromages aux senteurs puissantes, le tout arrosé d'une bouteille de Tuiska, et l'avocat, étonnamment, je le confirme, est toujours vivant. Il faut dire qu'Urman avait oublié sa saucisse à l'hôtel.Elle doit toujours y être.Tristan Ranx est écrivain, journaliste et docteur en Histoire. Il est l'auteur de deux romans, «Falkenstein» et « La cinquième saison du monde » (Prix Technikart 2009). Il écrit pour la revue surréaliste « Supérieur Inconnu» de Sarane Alexandrian (1927-2009), et fut le dernier chroniqueur nuit de Libération en 2010.Sur la photo de couverture : Urman et son cassoulet entouré de Pavel Puscas professeur de l'académie de musique et de François Breda professeur de Theatre (Université de Babeș-Bolyai).Il s'enfila quelques verres de Palinka, secoua sa tête, considéra que la nuit était terminée, et sauta dans un tramway, tout en caressant affectueusement la saucisse de foie dans sa poche.