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Interviews

Je faisais les doublages dans « Ken Le Survivant »

Philippe Ogouz est l'homme derrière la voix française de la série animée la plus violente du TF1 des années 1980.

Le doublage est l'un des mystères de la civilisation humaine. Il s'agit de traduire, dans une autre langue, ce que dit l'acteur ou le personnage animé à l'écran en essayant d'imiter, tant bien que mal, ses mouvements de lèvres. C'est raté à peu près tout le temps. Cependant, le doublage peut être parfois tellement abusé, en retard, mal traduit ou bizarre qu'il touche également au sublime. C'est le cas de celui de la version française de Ken le survivant, de loin le dessin animé le plus violent de l'histoire des dessins animés violents parus au cours de la décennie 80.

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Diffusé à partir de 1988 sur TF1 dans l'émission Club Dorothée, l'anime tiré du manga culte de Tetsuo Hara a rapidement été critiqué par le CSA à cause de sa complaisance envers l'agressivité la plus inouïe. On y voyait en effet les démêlés de Ken, le protagoniste en proie à des hordes de brutes sanguinaires, sur fond d'après guerre nucléaire et de fratricide. Et dans un pays ayant tendance à infantiliser nos chères têtes blondes, ça ne pouvait pas passer.

La solution adoptée par la société de production AB afin de tromper la censure du CSA a été de s'éloigner complètement du texte initial japonais. Au final, les spectateurs français ont pu se délecter d'un immense canular audiovisuel, au sein duquel les jeux de mots les plus foireux avaient tous droit de cité. Si la fanbase de Ken le Survivant pousse toujours des cris d'orfraie en visionnant les épisodes, il n'en va pas de même pour le commun des mortels – moi compris – qui apprécie que de subtiles références à la ville de Montélimar aient pu se glisser dans un manga japonais. Afin de comprendre comment un tel truc a pu être diffusé à une heure de grande écoute sur TF1, j'ai discuté avec Philippe Ogouz, le responsable du doublage de l'ensemble des épisodes de Ken diffusés dans le Club Dorothée.

VICE : On dit souvent que ce que les gens ont retenu de Ken le survivant – outre sa violence absolue –, ce sont les doublages.
Philippe Ogouz : Voilà. D'un côté ça faisait un malheur auprès des enfants, et de l'autre on doublait les épisodes au kilo. Et quand je dis « au kilo », c'était vraiment sans s'arrêter. En fait, l'équipe était composée d'acteurs assez habiles pour être capables de transformer le texte en direct. C'était de l'improvisation totale. On avait seulement un texte de base, et à partir de celui-ci on déconnait complètement. Je disais aux autres acteurs de se lâcher. Il fallait juste que ça ne soit pas vulgaire. Aujourd'hui, Ken est un truc culte.

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Vous étiez proches des autres personnes en charge du doublage ?
Oui. On était un groupe qui fonctionnait bien, on se renvoyait constamment la balle, on improvisait. De plus, avec le doublage, on a toujours la possibilité de revenir en arrière, de se dire qu'une blague est trop facile, trop vulgaire et qu'il faut donc en changer. De toutes les séries sur lesquelles j'ai pu travailler, c'est vraiment la seule où j'ai improvisé à ce point-là. Résultat, je croise encore des gens qui me disent : « Ah, mais c'était vous la voix de Ken » !

Comment avez-vous atterri sur le doublage du dessin animé ?
À l'époque, je travaillais pour une société – disparue aujourd'hui – qui s'appelait la SOFI. C'était alors le principal doubleur de films et dessins animés et on nous avait demandé de doubler Ken le Survivant pour qu'il soit diffusé sur TF1. Je dois dire que je ne connaissais absolument pas le manga japonais. Vous savez, à l'époque, il y avait énormément de dessins animés sur les chaînes de télévision et je bossais dessus au hasard. J'avais déjà doublé Capitaine Flam ou Les Tortues ninja. C'est pour ça qu'on m'a contacté pour doubler le personnage de Ken et diriger le plateau de doublage dans son ensemble.

Quelle était votre charge de travail ?
Au début, on nous demandait de doubler deux épisodes par jour. Mais vite, le CSA a déclaré que cette série était « nazie », notamment à cause de la présence de svastikas un peu partout. [NDLR : Après vérification, aucun svastika n'est visible dans les nombreux épisodes de Ken que j'ai eu le plaisir de regarder au cours de mon existence.] TF1, en conséquence, allait devoir interrompre sa diffusion. De notre côté, on a réuni toute l'équipe de comédiens pour annoncer qu'on ne voulait plus participer au doublage, ou en tout cas « plus dans cette optique-là ».

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Qu'avez-vous proposé à la place ?
On a posé une condition : on voulait transformer le texte et détourner la série. On a donc commencé à dire des trucs amusants, à faire des jeux de mots qui nous faisaient marrer. TF1 a accepté et on a eu le droit de continuer. De son côté, le CSA a également accepté parce qu'on avait changé le fond de la série. Et d'un coup, ça a cartonné. Notre angle humoristique a contribué au succès de Ken.

Lors de la diffusion de Ken, vous aviez des retours en direct de la part de TF1 ?
Quand ils ont vu ce qu'on faisait, ils nous ont laissé carte blanche. Ça correspondait à ce qu'ils voulaient, c'est-à-dire à du cinquième degré. Évidemment, ça a donné naissance à des « pro-Ken » et des « anti-Ken », tout un groupe de gens opposés aux doublages qu'on réalisait.

Sans vos doublages, du fait de sa violence, Ken n'aurait donc jamais été programmé ?
C'est ça. On a voulu transformer un dessin animé brutal en une série drôle, loufoque. Du coup la plupart des séquences de l'anime original restaient lors de la diffusion en France. Enfin, certaines avaient quand même été coupées afin de se plier aux exigences du CSA – notamment celles qui mettaient en avant des svastikas, ce genre de choses.

Le Club Dorothée avait pourtant une très grande visibilité à l'époque.
C'est vrai, mais le Club obligeait la chaîne à commander une grande quantité de dessins animés pour répondre à la demande – quitte à ne pas faire très attention à ce qu'ils achetaient. De notre côté, il fallait donc doubler à la chaîne. Cela n'existe plus aujourd'hui.

Il est donc probable que TF1 ait acheté les épisodes de Ken sans se rendre compte de la violence du manga original ?
Vous savez, c'était un produit commandé « au poids ». Tous les épisodes étaient achetés d'un coup. Ça venait du Japon, c'était un truc inconnu en France. Et AB, la société de production, avait ramené ça dans ses valises. Le dessinateur n'était pas du tout connu chez nous. Oui, à cette époque, les chaînes achetaient des programmes sans vraiment savoir ce qu'ils contenaient. Je suis persuadé que c'est toujours un peu le cas aujourd'hui.

Romain est sur Twitter.