Quelques heures avant l'enfer de la cuite, j'étais au Balthazar, le bar à champagne du luxueux hôtel d'Angleterre. Je prenais congé de mes compagnons de table : l'Ambassadeur, le Joueur de Poker, la Marchand d'Armes, le Directeur de Banque, le Trader, les Jet-setteurs, le Batteur, le Geek Millionnaire et leurs acolytes. Ils ont tous des noms plutôt normaux mais garder leur anonymat était la seule condition pour que je puisse vous raconter cette histoire.Le premier jour m'a foutu par terre. J'avais entendu beaucoup de rumeurs sur le Dining Impossible. J'avais imaginé encore plus de trucs et je n'ai pas été déçu. On est resté toute la nuit au Geranium, le trois-étoiles perché au sommet du Parken Stadium à Copenhague, dans la salle privée du chef Rasmus Kofoed, détenteur d'un Bocuse d'Or et superstar de la cuisine. « The place to be » quoi.L'Ambassadeur, plus connu sous le nom d'Ambassadeur culinaire ou même Ambassadeur des plaisirs, comme il a été rebaptisé un jour par le ministre des affaires industrielles de Thaïlande, n'est autre que Kristian Brask Thomsen. C'est lui qui a inventé cet incroyable concept de dîner il y a 4 ans. On lui a rabâché que c'était impossible de prévoir les réservations, laisser seuls les invités et tout ça dans des restaurants comme le Geranium, l'AOC ou le Noma pendant trois nuits d'affilée. Mais il a tenu bon et nommé l'évènement « Dining impossible ». De Barcelone à San Sebastian, New York, Lima, Hong Kong, ce fameux dîner est de retour pour la 4e fois à Copenhague.LIRE AUSSI : Dîner de gala au Club des faussaires
Une demi-heure après avoir reçu le SMS, je le rejoins au niveau du Cirkelbroen, le fameux pont d'Olafur Eliasson, à l'entrée du restaurant n°2. Il sirote un verre au soleil. Quelques invités sont déjà là et c'est bon de les voir aussi cuits que moi. La Marchand d'Armes témoigne : le premier matin est le pire. Je pousse un soupir de soulagement quand je m'assois à côté du Batteur. Il est arrivé de New York hier après-midi, quelques heures avant le Geranium. Il est impatient et bat la cadence de temps en temps sur la table sans même s'en rendre compte. Il est à la retraite maintenant. Il est sourd comme un pot. Quand il sort avec ses potes à NYC, ils passent la nuit à gueuler « Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? », autour de la table.On mange un burger, on boit un verre de vin blanc et les choses vont tout de suite mieux. Sauf pour le Trader. Une histoire de club de strip-tease avec le Directeur de Banque.
La cuisine de l'AOC est généreuse dans le meilleur sens du terme. Juste au moment où vous pensez basculer dans la cuisine gastronomique expérimentale, cette délicieuse et réconfortante bonne chère vous tombe dessus. On frôle le génie avec un tout petit plat d'oignon parsemé de caviar et de fleurs de sureau, les pommes de terre fumées aux œufs d'ablette et leur émulsion de beurre noisette sont juste fabuleuses. On nous sert même un flet en arêtes à déguster avec les doigts. L'un des Jet-setteurs a refusé de se prêter à l'exercice et s'est levé pour raconter une blague cochonne. Juste pour rétablir l'équilibre en somme.On frôle le génie avec un tout petit plat d'oignon parsemé de caviar et de fleurs de sureau. Les pommes de terre fumées aux œufs d'ablette sont dingues.
La femme du Trader a emmené les autres épouses écumer les magasins de fourrure. On se demande si le mot « soldes » a encore du sens dans la mesure où les manteaux passent de 20 000 $ à 12 000 $. Il ouvre une bouteille de rouge et râle un peu car il devra faire des heures sup' la semaine prochaine.Je me colle au Joueur de Poker et l'accompagne pour une balade dans le quartier de Nørrebro. On discute scolarité, mômes et même pédagogie. Étant donné le piteux état dans lequel je me trouvais ce matin, je suis vraiment très mal placé pour donner des conseils en la matière. Mais ce genre de bluff est justement ce qui fascine le Joueur de Poker et c'est d'ailleurs ce qu'il fait de sa vie. Je sens mes idées préconçues fondre comme neige au soleil. Et je n'aime pas ça.Si écrire des papiers sur la bouffe est votre taf, alors Copenhague est une ville faite pour vous. Merci qui ? Merci le Noma et René Redzepi ! Le Seal Fucker (c'était son surnom avant de finir chaque année sur le podium du World's 50 Best) a conquis le monde et créer un miracle culinaire dans la ville. Entreprendre un marathon de dîners gastronomiques comme celui qu'on fait aurait été inenvisageable dans l'ère pre-Noma.Le Geek Millionaire explique qu'il a vendu sa Lamborghini parce qu'elle ne supporte pas la chaleur de Dubaï. Il rit. Je regarde mon vélo avec son siège enfant.
Il y a un yaourt au lait de brebis et aux fourmis. Du crabe royal servi avec du jaune d'œuf fermenté. Des raviolis aux crevettes avec des feuilles de nasturtium en guise de pâtes.
Elle me parle de la chasse et de son deuxième passe-temps : le commerce de diamant. J'aurais pu l'écouter pendant des heures. La première nuit elle s'est elle-même décrite comme une « Tueuse née ». Je la crois bien volontiers. Son mari et elle-même sont d'une compagnie plus qu'agréable. À un moment donné, des nanas ivres viennent s'immiscer dans le groupe. Elles portent toutes des oreilles de Mickey à l'occasion d'un enterrement de vie de jeune fille.L'Ambassadeur nous rejoint dehors, trempé de sueur comme un fou du Disco. D'autres personnes sont également en nage et quand ils s'approchent trop de la Marchand d'Armes, elle leur dit immédiatement de reculer. J'adore ça. Elle remet ses boules Quiès et retourne au bar pour recharger son verre. Je m'entretiens avec son mari à propos de son travail pour The Association of Forensic Odontology. Il s'envole pour les zones de crise dès qu'il y a des corps ayant besoin d'être identifiés via leurs empreintes dentaires. C'est dur de décrocher le regard de l'énorme diamant qui étincelle sur le revers de sa veste.Nous nous laissons entraîner par la musique. Je repars faire un petit tour dehors. Dans un coin, l'un des Jet-setteurs roule une pelle à l'Investisseuse. Les autres discutent, s'enlacent, picolent ou dansent. Et là, ça me heurte de plein fouet : ils vont me manquer. Je me sens comme à la fin d'une colonie de vacances. Nous avons passé de bons moments ensemble. Je m'en vais avant d'avoir la larme à l'œil. Sur le chemin du retour, je fredonne « Lady in red ». Mais l'ont-ils seulement passé ?Je me tiens devant l'évier de la cuisine. Il y a deux kilos de moules qui attendent d'être nettoyées. Je me sens abattue de tristesse à l'idée de devoir préparer mon propre repas.
C'est dimanche soir. Je me tiens devant l'évier de la cuisine. Il y a deux kilos de moules qui attendent d'être nettoyées. Je me sens abattue de tristesse à l'idée de devoir préparer mon propre repas. Triste qu'il n'y ait plus d'étoiles Michelin. Triste de ne plus être en compagnie de la Marchand d'Armes et du Joueur de Poker. Ça n'a jamais été une question d'argent pour eux. Ils étaient là parce qu'ils le voulaient. C'était une quête de ce qu'il y a de mieux en gastronomie, de l'expérience la plus prestigieuse que l'argent puisse acheter. Et l'Ambassadeur est indubitablement l'homme de la situation.Je lui ai écrit pour lui dire que je me sentais vide à l'intérieur. « C'est parfaitement normal » m'a-t-il répondu. Mais je n'en ai rien à faire de la normalité. Je veux plus de 60 plats en trois jours et dans les meilleurs restaurants du monde. Je veux les trois cartes des vins au complet et tout ce qui va avec. Mais surtout, je veux simplement dîner avec une marchand d'armes qui vend des diamants pendant son temps libre.LIRE AUSSI : Des robots chinois m'ont cuisiné et servi mon dîner
Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES Danmark