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Crime

Les trois gangsters français qui ont monté une pièce de théâtre

La vie et la survie en taule de trois « longues peines » incarcérés plus de 14 ans.
Photos : Emilia Stéfani-Law​.

Toutes les photos sont d'Emilia Stéfani-Law. Elles sont publiées avec l'aimable autorisation de nos interlocuteurs.

Yvan*, André et Éric ont purgé à eux trois l'équivalent de 71 ans derrière les barreaux. Ils sont ce qu'on appelle communément des « longues peines », de celles qui, en 2016, ne représentent que 10 % des peines distribuées par le système judiciaire. En 2013, on comptait en France 2 400 détenus condamnés à des peines supérieures à 20 ans. Ces trois hommes ont écumé les maisons d'arrêt et les centrales, partout en France. Ils ont monté à la Maison des Métallos à Paris un spectacle pudiquement intitulé « Une longue peine ». C'est là que je les ai rencontrés.

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La pièce parle notamment des conditions carcérales en France aujourd'hui, indignes d'une société dite civilisée, et de la difficulté à se reconstruire après un très long passage par la case prison. Pendant une heure et demie, sur scène, dans un éclairage gris sombre qui rappelle l'absence de lumière naturelle en détention, quatre hommes et une femme racontent leurs trajectoires en cabane, sous la direction du metteur en scène Didier Ruiz.

« Je ne connaissais rien à cet univers », explique Didier Ruiz, juste après la pièce, lors d'un court échange avec le public. Ils ont joué la pièce 17 fois, pas toujours devant un public sensible à la cause de la condition carcérale. Ils se sont par exemple produits à l'Enap, l'École nationale d'administration pénitentiaire, c'est-à-dire devant un parterre d'aspirants matons et autres directeurs de prison.

La poignée d'Yvan*, 48 ans, est franche et son regard pénétrant. C'est un Marseillais de racines corses et napolitaines, condamné à 18 ans de prison pour un délit dont il a toujours nié être l'auteur. Il me raconte ses débuts difficiles dans la vie, dans les quartiers Nord de Marseille, alors qu'il est ado et qu'il essaie d'aider sa mère à améliorer le quotidien. Les temps étaient durs pour sa famille.

« Ma première arrestation, j'étais mineur – 6 mois pour un vol de voiture. Une Fiat 500 », dit-il. À l'époque, les bagnoles sont plus faciles à voler. « On passait le permis comme ça. » Yvan arrive alors dans le quartier Mineurs des Petites Beaumettes, et il est marqué par la cacophonie carcérale : bruits de porte qui claquent, cliquetis des clés. Aboiements des gardiens. « C'était la loi du plus fort chez les mineurs. C'est toi et tes couilles. »

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Yvan sort quelque mois plus tard, mais la pression de la rue et la nécessité de gagner de l'argent l'obligent à replonger dans la délinquance. Et à retourner en détention. « Au début, la prison était tenue par les types du Milieu, les gros voyous. Les directeurs de prison étaient contents parce que ces gens faisaient régner l'ordre. Si tu fumais un joint en promenade, les anciens te traitaient de toxicomane. Tu ne pouvais pas faire n'importe quoi. Et puis sont arrivés les gamins de cité – depuis, ce sont eux qui font la loi. »

Mais le plus dur reste à venir. Yvan écope d'une peine de 18 ans de prison.

Plusieurs vices de procédure apparaissent au cours de l'investigation, dont une perquisition à laquelle Yvan n'était pas présent (alors que le code pénal en fait de la présence du gardé à vue lors de la perquisition une nécessité absolue) mais qui n'empêchent le juge de la Cour d'assises de Marseille d'abattre son lourd marteau. 16 ans. Yvan fait appel. Et prend deux ans de plus : 18 ans. « Je savais que c'était la fin. Que c'était fini. »

À l'intérieur, Yvan mange régulièrement du cachot. La prison dans la prison. « Pour refus d'obtempérer, pour des bagarres. » Un endroit sale, sombre, froid et humide. « À l'époque, en 2006, tu n'avais rien à part le lit scellé au sol. Aujourd'hui tu as le droit d'utiliser une radio à piles. Avant tu pouvais rester 45 jours au cachot, mais avec la nouvelle loi, c'est descendu à 30. »

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Yvan n'a jamais fait 45 jours. Il a demandé à être examiné par un psychiatre, auquel il a confié qu'il se suiciderait si on ne le sortait pas de là. « Quand je suis arrivé en cellule pour purger le gros de ma peine, j'avais trois possibilités. Soit je tentais une évasion, soit je fermais les volets – ce qui veut dire que je me suicidais –, soit je restais debout et tirais ma peine jusqu'au bout. »

Il a visiblement choisi la troisième voie. Je lui ai fait remarquer qu'il paraissait en très bonne forme physique. Il a fait beaucoup de sport en prison, jogging et dips, tandis que le sort s'acharnait sur lui. Il perd trois de ses proches. Sa mère, son frère et son fils de 15 ans.

« Mon fils, je l'ai appris par la radio. Un cambriolage qui a mal tourné. Mon fils et ses amis ont fait une connerie, et pourtant mon fils avait tout ce qu'il voulait. Ils ont pris un ordinateur et mon fils est retourné dans la maison pour aller chercher la souris. Le voisin lui a tiré dessus trois fois. »

Yvan ne pourra assister à ses obsèques, ni à celles de sa mère. « Les faxes se sont perdus », selon l'administration pénitentiaire. On le laissera sortir quelque mois plus tard afin de se recueillir sur la tombe de son enfant, mais sous protection policière et attaché à une corde.

Il y a quand même eu de bons moments derrière les barreaux, comme ceux où Yvan a fait obtenir des permis de visite à de « fausses cousines ». « J'avais besoin de la sensualité d'une femme, dit-il. En prison, il est interdit d'avoir des relations sexuelles. J'ai été sur des sites de rencontres et j'ai réussi à faire venir une dizaine de filles au parloir. Les gardiens regardaient ailleurs », m'explique Yvan en riant.

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André Boiron est, lui, un grand bonhomme, pur produit de la région lyonnaise. Il est également « artiste dramatique » de sa propre vie, comme il est inscrit sur sa fiche de paie. C'est un ex-braqueur, aujourd'hui âgé de 71 ans. « Première incarcération en 1961 pour vol de voitures », me dit-il. Deux ou trois grandes équipes sévissaient alors dans la région. « Tout le monde se revendiquait du Gang des Lyonnais [du nom de la célèbre équipe de braqueurs, N.D.L.R], ironise le lascar. « Des coffres, j'en ai défoncé plein. J'ai braqué des tas de postes. Des banques, et des paies d'usine aussi », me dit-il comme si l'on parlait du menu de midi. « Mais pas de souci : les ouvriers étaient payés quoi qu'il arrive » lâche-t-il, cool et radical. Pas avare en anecdotes d'époque, il poursuit.

« Ça m'est déjà arrivé de débouler dans une banque et de voir que les guichetiers donnaient leur argent en liquide – ça se faisait à l'époque, pour les petits retraités. Là on prenait rien, on quittait la banque ! C'est inconcevable de voler des retraités ! Et je n'ai jamais mis une banque en faillite – je ne m'appelle pas Tapie ou Cahuzac. »

André Boiron, 71 ans, ancien braqueur et comédien.

André n'a jamais tiré un coup de feu. Juste sur des arbres pour vérifier que l'arme fonctionnait correctement.

Lorsqu'il est arrêté par les flics, les tristement célèbres Tonnot et Javilliey – qui le rejoindront en prison quelque temps plus tard pour proxénétisme et dissimulation de cadavre –, ces derniers lui placent des électrodes sous les testicules et le soumettent au supplice de l'eau, la gégène. « C'est une technique d'interrogatoire qu'ils avaient ramené de la guerre d'Algérie. J'ai eu aussi droit au tourniquet et des coups de nerf de bœuf sur les pieds. »

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Quand André débarque en taule, il est classé DPS. Détenu particulièrement surveillé. Un soir, un ouvrier marocain condamné pour un double meurtre (sa femme et l'amant de cette dernière, qu'il a surpris au pieu et dont il a écourté les ébats à coups de chevrotine) tente de se suicider en se passant une corde au cou. André arrive à le « dépendre ». « Un corps c'est lourd, ça glisse, dit-il. En le détachant, j'ai dû faire repartir le cœur, parce que ça a cogné au niveau du thorax. Le mec est resté 6 mois dans le coma. Quand je l'ai revu, il n'était pas content. »

Les longues peines tuent, comme de lentes condamnations à mort.

Inquiété dans une affaire de hold-up aux pays bas a laquelle il n'a pas pris part, le juge lui colle 12 ans, dont cinq passées en préventive. Il fait la grève de la faim et réclame une confrontation avec un témoin hollandais qui l'aurait soi-disant identifié. André a perdu 40 kg. Le jour de l'audition, le témoin ne le reconnaît pas. « Le juge est devenu tout rouge ! Il a dit que j'avais fait exprès de perdre du poids pour ne pas que le gars me reconnaisse. »

« J'ai vu des suicides. J'ai vu un type se couper le sexe. Un autre s'ébouillanter avec une casserole sur la tête. » –Louis Perego, comédien dans « Une longue peine »

Louis Perego, 68 ans, est le complice d'André. Lyonnais lui aussi, c'est à 14 ans, alors qu'il vient d'être engagé à l'usine pour bosser, que sa décision est prise. Il ne se cassera pas le cul pour engraisser ceux qui tiennent le système. « Janvier 1970 : première incarcération pour hold-up. » Il a passé 18 années de sa vie en prison. Sur les murs de l'usine où il travaillait adolescent, il y avait écrit cette mention : Une place pour chaque chose et chaque chose a sa place. « C'était pour les outils bien sûr – mais je l'ai pris pour moi ! Ma révolte sociale a pris d'autres formes. »

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Cette révolte sociale fait découvrir à Louis des prisons moyenâgeuses dans lesquelles les prisonniers chient et pissent dans des « tinettes », des seaux en plastique. Pas d'eau courante. « On pataugeait dans la merde le matin. Réjouissant pour commencer la journée. » Il me dit qu'il a vu des gardiens emmener des détenus au mitard en les traînant par les cheveux. « J'ai vu des suicides. J'ai vu un type se couper le sexe. Un autre s'ébouillanter avec une casserole sur la tête. »

Comme André, Louis était classé DPS. « Il suffit qu'une rumeur te désigne comme préparant une évasion et tu es DPS », précise-t-il. Malgré une maîtrise en psychologie sociale et en sciences de la communication obtenues en prison, Louis ne croit pas en la réinsertion. Il a accepté de participer à la pièce « Longue Peine » parce qu'il l'envisage comme un « acte politique ».

Louis déplore que les prisons soient devenues des enjeux politiques et électoraux. « On fait peur aux gens, les hommes politiques en rajoutent une couche sur le sécuritaire. Mais ça ne résoudra rien », dit-il, fatigué.

« Avant d'accepter, je me suis assuré des intentions du metteur en scène Didier Ruiz. Je ne voulais pas de violence gratuite ou de sensationnalisme, tous ces clichés liés à la prison. Je voulais montrer l'humain. » Une expérience au cœur d'un système judiciaire et carcéral qui, en 2016 en France comme ailleurs, ne l'est toujours pas.

* A la demande de la personne et pour protéger son anonymat, son prénom a été changé.

Karim est sur Twitter.