Dans la distillerie qui voulait sauver les cannes à sucre de l'extinction
Todas las fotos son del autor

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Dans la distillerie qui voulait sauver les cannes à sucre de l'extinction

À Hawaï, on attribue aux cannes des vertus médicinales et de sacrés pouvoirs en matière de sentiments.

Avec la tendance locavore, vous avez sans doute déjà entendu le slogan « de la terre à l'assiette ». Par contre, vous ne connaissiez sans doute pas la formule « du vert au verre ». Probablement parce que ça vient de sortir.

« Tout ce que nous produisons, nous l'avons cultivé. Notre organisation est 100 % interne. Je dis qu'on va 'du vert au verre' parce que ça vient des champs jusqu'à la bouteille et qu'on s'occupe de toutes les étapes », développe Kyle Reutner, brand manager du rhum agricole KōHana de la distillerie Manulele et cofondateur de l'entreprise Hawai'i Bitters.

Publicité

LIRE AUSSI : Voyage au bout de la picole dans les méandres du pavillon « outre-mer »

« On ne délègue pas l'embouteillage ni la culture. On fait tout. »

En plus d'être bons à boire, ces alcools s'occupent aussi de protéger une partie menacée de la culture hawaïenne : ses variétés anciennes de cannes à sucre. Je demande à Kyle pourquoi elles ont besoin d'une telle protection.

Il m'explique alors que l'industrie de la canne à sucre est en déperdition depuis que la terre est devenue ici plus rentable dans le domaine de l'immobilier que celui de l'agriculture. « Malheureusement, les exploitations mettaient toutes la clef sous la porte. C'est la première fois aujourd'hui depuis 200 ans que nous vivons dans un monde où le sucre ne fait plus partie des denrées de base. La dernière sucrerie a fermé en 2016. Qu'est-ce qu'on peut faire ? »

Toutes les photos sont de l'auteur.

« Les variétés des îles Hawaï sont plus difficiles à cultiver. Elles contiennent moins de sucre mais beaucoup plus de jus. On n'utilisait pas ces cannes pour produire du sucre en poudre. Il faut s'en occuper avec soin vu qu'elles sont assez fragiles mais leur profil aromatique est très intéressant. »

Les habitants d'Hawaï n'ont pas attendu que Jason Brand et Robert Dawson fondent KōHana en 2014 pour consommer leurs cannes à sucre. La plante jouait un rôle clef pour prévenir de la sécheresse et servait aussi de coupe-vent dans les fermes. On lui attribuait des vertus médicinales et des sacrés pouvoirs en matière de sentiments.

Publicité

Une autre canne, la Pilimai, est plutôt associée au désir sexuel – une sorte de Viagra naturel qui pourrait inspirer des ardeurs à l'élu de votre cœur

« Il existe trois variétés de cannes à sucre utilisées dans des cérémonies magiques pour invoquer l'amour. Chaque canne a sa propre cérémonie mais toutes sont désignées par le terme hana aloha . Hana signifie 'travail' et aloha 'amour'. C'est l'idée qu'il faut travailler l'amour, ou bien l'invoquer », décrit Kyle.

Il me montre alors une canne Papa's, une variété qu'on utilise lors des mariages pour souhaiter au couple un amour durable. Une autre canne, la Pilimai, est plutôt associée au désir sexuel – une sorte de Viagra naturel qui pourrait inspirer des ardeurs à l'élu de votre cœur.

Reutner à travers les champs de cannes à sucre de Manulele

« Cette variété est très intéressante. Elle s'appelle Kea , ce qui signifie 'blanc'. Tu vois cette partie cireuse blanche en haut ? Eh bien son nom ne vient pas de là mais plutôt de l'intérieur de la canne qui est blanc comme du papier », me dit Kyle en attrapant une canne. « C'était la variété préférée de Kamehameha [ndlt : le premier roi d'Hawaï] . On en retrouve presque sur chaque île. C'est sans doute la variété la plus répandue de canne à sucre à Hawaï. »

Des cannes à sucre.

Il existe aussi la Manulele – qui a inspiré le nom de la distillerie pour laquelle bosse Kyle.

« C'est la Manulele qui nous a conquis et poussé à aimer toutes les cannes à sucre d'Hawaï », avoue-t-il. « Le mot signifie 'oiseau volant'et on dit qu'elle permet de faire durer un amour, même à distance. »

Publicité

"On espère surtout rendre hommage et célébrer le Kō qu'on a l'honneur de planter et de cultiver ».

Aujourd'hui, la distillerie Manulele est en passe de devenir la plus importante ferme de cannes à sucre de tout Hawaï.

Quand tu presses une pomme, le jus est clair et vert au départ mais il va s'oxyder au bout de deux minutes et devenir plutôt ocre. C'est pareil avec le jus de canne à sucre

« C'est une bonne nouvelle pour nous-même si ce n'est pas réjouissant de parler de la mort d'une partie majeure de l'histoire moderne d'Hawaï. »

Pour revenir à des choses plus gaies, parlons rhum.

Noah Brown, le maître distillateur des lieux.

La distillerie n'hésite pas à s'écarter des méthodes traditionnelles. Ainsi, afin de préserver l'écosystème, Manulele préfère utiliser la bagasse des cannes à sucre (la partie fibreuse qui reste après pression) plutôt que du plastique pour empêcher les mauvaises herbes de pousser.

L'équipe récolte les cannes manuellement, à la machette. Ils se dépêchent ensuite d'aller presser la récolte au pressoir.

« Quand tu presses une pomme, le jus est clair et vert au départ mais il va s'oxyder au bout de deux minutes et devenir plutôt ocre. C'est pareil avec le jus de canne à sucre. Pour obtenir le meilleur goût qui soit, on essaye de couper, de presser et de mettre à fermenter le plus vite possible », explique Kyle. En moins d'une journée, la canne est récoltée et pressée – il faut ensuite moins d'une minute pour que la fermentation commence.

Plutôt que des bâches en plastique, Manulele recycle la basse pour empêcher les mauvaises herbes de pousser.

Les produits distillés finissent soient en bouteille soit dans différents fûts pour y vieillir jusqu'à atteindre un degré de maturation idéal. Je demande à Kyle si pour lui, il existe des terroirs du rhum.

Publicité

« J'en douterais encore si je n'en avais pas fait l'expérience moi-même » ; me répond-il.

Au nord de Oahu, à Waialua, la distillerie cultivait des cannes à sucre de type Lahi. « À cet endroit-là, on était tellement près de la mer qu'il y avait beaucoup d'embruns et le rhum produit était très marin. Pas qu'il était salé, mais il avait un arôme de la mer. Alors que le Lahi qu'on fait pousser ici n'a pas cet arôme. C'est bien ça, le terroir. »

La gamme de rhums de chez Manulele.

La différence principale vient non pas de l'endroit où les cannes sont cultivées mais bien de leur variété. Elles ont toutes des compositions en sucre différentes.

« Un Cabernet sauvignon n'est pas un Pinot grigio et c'est pareil pour les cannes à sucre. Il faut traiter chaque variété de canne comme une entité à part. Une à la fois. »

Tout comme la Manulele promet de nous rapprocher de l'être cher, la distillerie Manulele pourrait bien sauver de l'extinction ces variétés anciennes de cannes à sucre. Pour les aider dans leur cause, il vous suffit de boire du rhum. Enfin, du rhum d'Hawaï et plus spécialement leur rhum à eux, ce qui complique un peu les choses. Mais en attendant que leur production augmente, c'est la seule option.

Le service du rhum.

LIRE AUSSI : Cuba tente d'effacer une vieille dette de 265 millions d'euros avec du rhum

Kyle m'aide à y voir plus clair niveau proportions : ce qu'une distillerie comme Manulele fait avec deux distillations par semaine, des entreprises comme Jim Beam et Bacardi le produisent en deux minutes. Ils s'occupent donc de fournir le marché local avant d'envisager quoi que ce soit sur le continent.

« Tant qu'il y a de la demande, il faut d'abord servir nos voisins et nos amis avant d'aller tenter notre chance à New York ou à Los Angeles. Cela dit, dans un an nous devrions être capables de commencer les exports. »