Recette Troisgros
Bécasse au crépuscule, photographie d'Éric Poitevin tirée de « Servez citron » avec l'aimable autorisation des ditions Macula
Food

La poésie de l'assiette vide

Le photographe Éric Poitevin a choisi d’immortaliser les plats de la famille Troisgros une fois desservis et juste avant la plonge.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

Dans la vie des grands chefs, il y a un passage obligé qui les enchante beaucoup moins que de faire cuire un turbot à l’arête. Cette étape, c’est rédiger un bouquin de cuisine. Avant, cela pouvait ressembler à une sorte de testament culinaire, on sortait un opus magnum pour inscrire dans le marbre ce qui était fait sur le gril – et accessoirement passer à postérité. Aujourd’hui, le geste est devenu systématique, perdant de sa valeur. Rare sont les chefs à y couper parce que, même dans la bouffe, publier, c’est un peu exister.

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La maison Troisgros ne fait pas exception. La famille a sorti tout au long de la carrière de ses trois générations de cuisiniers une dizaine de titres parmi lesquels on peut trouver ; Les Petits plats des Troisgros, Cuisine de famille ou, sur des thèmes un poil plus précis, La Cuisine acidulée, Michel Troisgros et L’Italie. C’est pourtant très peu quand on sait que les Troisgros couvrent un siècle de gastronomie française, entre l’hôtel-restaurant de Roanne ouvert en 1930 et le nouvel écrin pensé par l’architecte Patrick Bouchain, Le Bois sans feuilles, inauguré en 2017 à quelques kilomètres de leur fief historique, dans lequel Michel, le père, et César, le fils, officient.

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« Rouge aux lèvres », toutes les photos sont d'Eric Poitevin et tirées de Servez citron, avec l'aimable autorisation des Editions Macula.

C’est face à ce copieux héritage que le photographe Éric Poitevin s’est retrouvé avec pour mission de penser un nouvel ouvrage. « Michel avait déjà émis l’idée de faire un livre ensemble, c’est Patrick Bouchain qui a enfoncé le clou si je puis dire insistant sur la nécessité, le moment venu », se rappelle le photographe. « Là, les questions arrivent telles des flèches. Le premier réflexe a été de regarder ce qui existe en matière d’édition. Amateur de cuisines, l’édition culinaire ne m’était pas étrangère mais il me fallait ‘tout regarder’. Ce que nous avons beaucoup fait avec Michel, il possède évidemment une bibliothèque très importante sur le sujet. »

« Au départ je n’étais pas à l’aise avec ce projet », se souvient Éric Poitevin. « J’avais refusé mais sans vouloir me faire prier, l’insistance amicale de Michel me disait qu’il fallait essayer. Le problème était justement de me libérer de tous ces livres existants. Beaucoup sont d’ailleurs très beaux mais toujours prisonniers du sujet. Les tentatives pour inventer une forme nouvelle sont nombreuses mais l’intention est trop visible me semble-t-il. Il me fallait revenir au pourquoi j’avais accepté. »

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Le photographe commence par saisir les assiettes au sortir de la cuisine. Verdict : « Ça n’allait pas ». Il suggère alors d’aller à rebours de la production classique en matière de littérature gourmande, ou comme il le dit, de « retourner le gant ». Une épiphanie qu’il décrit ainsi : « Trouvant étrange qu’on ne s’intéresse qu’à une seule partie de tout ce cycle qui fait un repas. Il m’est soudainement apparu que la ‘plonge’, lieu qui concentre toutes les assiettes desservies, devenait un vrai gisement d’images. Les restes sont encore la cuisine, encore le repas. Je tenais ‘mon sujet’, d’autant que très vite redoutant pourtant une sorte de répétition, chaque assiette faisait image recélant mille et un indices de comportement quant à la gourmandise, à la retenue, au dégoût ? Concentré d’informations mis à l’écart, au lavage, à l’effacement. Je revenais sur mon territoire de chasse, laissant finalement Michel et César prendre le risque d’une surprise. »

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Moule et pamplemousse à l'indienne

Résultat ? Servez citron (sorti aux Éditions Macula) est effectivement un ouvrage surprenant. Après une introduction de Jean-Claude Lebensztejn, historien et critique d’art, qui en hôte de qualité, fait le récit minutieux de certaines règles de table (Pourquoi casse-t-on la coquille de l’œuf après l’avoir mangé coque ? Doit-on étaler sa serviette sur une ou deux cuisses ?), un éventail d’assiettes desservies apparaît.

Assiettes uniques, délestées de leur mets, mais dans lesquelles on peut lire des réminiscences de la cuisine des Troisgros. On y trouve des vestiges, ici un os, là un fond de sauce, comme différents tableaux de mangeurs. Il y a les assidus qui ne laissent aucune goutte de jus et les paresseux qui se contentent de prendre ce qu’ils peuvent piquer du bout de leur fourchette. Assiettes reliques, comme si le regard du photographe était un suaire posé sur le travail des chefs.

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Quand on lui parle de l’overdose de photos de plats sur les réseaux sociaux, Éric Poitevin répond, malicieux : « J’avoue ne jamais regarder, je sais bien que ça existe, que, effectivement, tout le monde photographie tout y compris les assiettes et d’ailleurs un jeune homme m’a dit un jour, alors que j’évoquais ce projet, que c’était une idée Instagram. J’avais beaucoup aimé qu’il me dise cela . »

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L'ange qui passe

Une fois l’accord de Michel Troisgros trouvé, Éric Poitevin s’est rendu à Ouches à la rencontre de ces assiettes. « J’ai opéré pendant le service en m’interposant entre le service et la plonge. Très tôt Michel et César m’ont donné la liste des plats dont ils souhaitent voir les recettes dans le livre. Du coup j’ai photographié sur plusieurs services, pas absolument toutes mais la plupart des assiettes qui correspondaient aux recettes retenues, sans vraiment choisir. Un choix a été nécessaire, limité que nous sommes par le nombre de page dans le livre mais dans l’absolu et dans le principe même toutes les assiettes sont dignes d’être regardées. »

Est-ce qu’en immortalisant l’épilogue du dîner, Éric Poitevin n’a pas eu peur que le geste du cuisinier disparaisse derrière celui du mangeur ? « Non je pense que tout est lié. Que l’on devine dans ces petits ‘reliefs’, une cuisine précise, réfléchie et inventive. Une des difficultés était de rester du côté de la cuisine justement, des ingrédients et de ne pas céder à l’aspect pictural des assiettes même si on y pense forcément. J’ai fait attention à ce que les restes soient des restes et non pas un tableau. Du coup, Michel et César ne sont jamais loin. »

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Papillon

Si les plats des Troisgros peuvent faire penser à des œuvres d’art c’est que Michel n’a jamais caché puiser son inspiration dans d’autres domaines que la gastronomie, citant volontiers dans ses plats Lucio Fontana ou Mark Rothko. « Si Michel est un artiste ce n’est pas parce qu’il cite Viallat mais par ces décisions, la pensée, les questions qui sont convoquées à chaque édification d’un plat », estime Poitevin. « Pour moi c’est le même processus que celui auquel est confronté peintre, sculpteur ou photographe face à l’histoire qui le précède, au courant dominant, à l’esthétique sans oublié audace voire transcendance. »

Quand vient le moment d’évoquer la cuisine de Michel Troisgros, découverte il y a un peu plus de 20 ans, le photographe le fait avec pudeur : « Je ne suis pas critique gastronomique mais c’est une cuisine qui me semble très maîtrisée, élaborée sur des bases très solides d’où un apparent classicisme mais les surprises viennent après. Rien de spectaculaire a priori et pourtant c’est extraordinaire. Je préfère ce type de ‘piège’ à double détente. »

En parlant de piège, la troisième partie de Servez citron est consacrée aux recettes choisies par les Troisgros, livrées sans fard – on y trouve le célèbre saumon à l’oseille qui a fait la réputation de la maison. Mais sans support iconographique « classique », les perspectives de reproduction à l’identique sont limitées. Au lecteur de relier les points, de retrouver dans un reste de carcasse les pigeons du Rouge à lèvres ou dans un cercle de sauce les escargots de Coucou, je suis sous le chou des idées de dressage. Et on jurerait entendre Michel Troisgros se marrer entre les pages.

Servez citron, de Jean-Claude Lebensztejn, Éric Poitevin, César et Michel Troisgros, 280 pages, 45 euros, aux Éditions Macula

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