« Nous, on est en bout de chaîne, et chaque maillon se fait des marges de plus en plus importantes » – avec un agriculteur de la France d'avant
Les photos sont de François Rossi. Elles ont été prises sur l'exploitation de Didier

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La France d'avant

« Nous, on est en bout de chaîne, et chaque maillon se fait des marges de plus en plus importantes » – avec un agriculteur de la France d'avant

Didier, à la tête d'une exploitation depuis plus de 30 ans, revient pour nous sur les évolutions de son métier, entre robotisation et grande distribution prédatrice.

Dans le cadre de notre colonne intitulée « La France d'avant », on a choisi d'interviewer longuement des anonymes au sujet des évolutions qu'a connues leur profession au cours des 50 dernières années, évolutions qui en disent parfois long sur les chamboulements récents de notre cher pays.


« Je te préviens, l'interview, on la fait en tracteur ». C'est pas un mauvais bougre, Didier. Simplement là, il est pressé, et je le fais un peu chier. J'arrive le week-end de l'ensilage. Ce matin, le télescopique est tombé en panne, et le mécano n'arrive pas à le réparer. Du coup, il a fallu en louer un autre.

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La veille, on m'a mise en garde. L'agriculteur que je vais rencontrer est un bon gars, mais un peu bourru. Au final, une fois la porte du tracteur fermée, on ne l'arrête plus. Didier me parle de Damgan, la station balnéaire du Morbihan dans laquelle il vit et dont la population est multipliée par 20 en été, de sa famille, mais surtout de ce que ça fait d'exercer un métier qu'il aime profondément depuis plus de 30 ans et de le voir évoluer.

VICE : Bonjour Didier. Peux-tu me parler de ton exploitation ?
Didier : On est à trois dessus – Anne, ma femme, Vincent, un de mes fils, et moi. Honnêtement, c'est limite. On a quand même 400 bovins et 240 hectares labourables, donc il y a du boulot. Faut pas chômer. C'est du 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et les vacances, on peut oublier. Mais après ça ira mieux parce qu'on a construit un bâtiment neuf avec des robots, donc il y aura un peu moins de travail. Parce qu'à un moment, merde ! On aimerait bien souffler un peu, aussi.

On a 120 vaches laitières, 70 vaches allaitantes (les charolaises) destinées à l'élevage de veaux. Le reste, c'est des vaches à viande. Et puis à côté, on fait des cultures. Nous, c'est les céréales – du blé et de l'orge essentiellement. Mais on ne vend pas tout, il y a l'auto-consommation aussi. Une partie des récoltes sert à nourrir nos bêtes, ou est transformée en paille pour faire la litière.

Quelle est l'histoire de cette exploitation ?
Elle est dans la famille depuis trois générations. Mes parents ont commencé avec 18 hectares, puis ont élargi à 30. J'ai eu de la chance : mes trois oncles étaient aussi exploitants agricoles, donc quand ils ont cédé leurs terres j'ai pu tout reprendre.

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Au départ, la ferme était carrément dans le centre du bourg. Je m'en rappelle très bien, d'ailleurs. À côté, il y avait un parking, et on avait dû mettre un grillage pour ne pas que les vaches y aillent. Après, on est arrivé ici. On est là depuis 1980.

Au début, c'était un terrain nu, il n'y avait rien du tout. On a dû travailler comme des bêtes. C'est mon père qui a en partie construit le premier bâtiment, et puis au fur et à mesure on a agrandi. Mais maintenant, on est saturé, parce qu'une colonie pour enfants s'est installée juste à côté de chez nous. On s'entend très bien avec eux mais il faut respecter des distances de sécurité, c'est bien normal. Du côté où ils sont, on ne peut plus s'agrandir. C'est pour ça que le nouveau bâtiment avec les robots, on l'a construit de l'autre côté de la route. On est allé voir une banque avec mon fils, on en a pour plusieurs années à les rembourser, non seulement moi, mais mon gamin après moi quand il reprendra l'exploitation. En août, ça fera déjà deux ans qu'il travaille avec nous. C'est aussi pour lui qu'on s'engage dans ce défi-là : pour qu'il n'ait pas à travailler aussi dur que nous.

Qu'est-ce que ces travaux vont changer ?
Avec deux robots, on va passer à 140-150 vaches laitières. Normalement, on n'aura plus la contrainte de l'horaire pour la traite. Fini de se lever à 5 heures tous les matins, et puis le soir, normalement, on devrait finir plus tôt. Jusqu'à présent, ma femme et moi finissons notre journée vers 10-11 heures du soir, à devoir retourner aux champs après la dernière traite. Par contre le midi, je prends une heure pour manger, et je fais une sieste d'un petit quart d'heure, ça me fait du bien. Mais une fois qu'on aura les robots pour la traite, ça va nous changer la vie.

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Finalement, c'est la dernière chose qu'on fait encore à la main. Sinon, on a eu tout de suite du matériel. À part pailler et racler là où les bêtes dorment, c'est surtout une histoire de savoir manipuler nos machines. Ce qui est extraordinaire avec les nouveaux robots qu'on a achetés, c'est qu'ils sont censés être indépendants. Et puis les vaches vont dormir sur des tapis maintenant, avec les robots qui s'occuperont de racler la bouse. Ça devrait être beaucoup mieux. De toute façon, l'amélioration des machines, c'est la plus grosse évolution que j'ai pu constater dans l'agriculture depuis que j'ai commencé. Elles sont nettement plus performantes, c'est le jour et la nuit. Là, tu vois, on va ensiler une trentaine d'hectares dans la journée. Il y a quelques années, il aurait fallu deux jours.

Tu as toujours su que tu voulais reprendre une exploitation ?
Pas du tout ! Moi, au départ, j'étais menuisier. C'était mon frère qui devait reprendre l'exploitation familiale. Comme il n'est pas allé au bout de ses études, j'ai demandé à mes parents si je pouvais la reprendre. J'avais 20 ans. Du coup, j'ai été obligé de retourner à l'école. J'ai repris l'exploitation à mes 23 ans. Pendant trois ans, j'étais tout seul, c'était vraiment dur. Et puis ma femme est venue, du coup on s'est agrandi. Ça s'est bien passé, il n'y a pas eu de souci, on a la chance de bien travailler ensemble. Ses parents étaient exploitants agricoles aussi, mais elle avait un autre métier, elle était aide-soignante. Elle est revenue à la ferme pour moi, sinon je n'y serais pas arrivé tout seul.

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Et pour la suite ? Tu penses déjà à ta succession ?
J'ai une fille qui fait complètement autre chose, et deux fistons – un qui est avec moi en ce moment, et l'autre qui est inséminateur. Il se déplace de ferme en ferme, mais j'espère bien qu'il va finir par revenir avec moi. S'ils pouvaient reprendre la ferme à deux ce serait l'idéal, parce que son frère ne pourra pas faire ça tout seul.

Tu penses que tes fils, s'ils reprennent l'exploitation, auront de plus en plus de normes à respecter ?
Il y a des normes à respecter, c'est vrai, mais comme partout. Sinon, ce serait l'anarchie. Il y a des contraintes, mais pas au point où ça nous empêche de travailler. Ce qui nous bloque le plus ici, c'est l'encadrement pour l'épandage, comme on n'est pas loin de la rivière. Faut qu'on respecte une distance de sécurité de 200 mètres, et encore, c'est grâce à une dérogation qu'on a obtenue. Sinon, c'est 500 mètres. Mais bon, on fait avec. On comprend que c'est parce qu'on vit vraiment dans une belle région. Par contre, il y a des choses vraiment aberrantes. Par exemple, on n'a plus le droit d'épandre du fumier après le 15 mai. On se demande pourquoi cette date ? Ils ont pondu cette réglementation il y a deux ans, alors on essaye de s'en accommoder, mais il y a des fois où on ne respecte pas la règle et puis c'est tout. On se demande qui invente ce genre de choses. Probablement pas des gens qui sont sur le terrain, si tu veux mon avis… M'enfin, ce n'est pas dramatique non plus. Il faut juste essayer de naviguer entre la réglementation et le bon sens paysan.

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C'est quoi l'avenir pour toi ? Tu mises plutôt sur le lait ou la viande ?
Nous, on est parti sur le lait. J'aimais bien mes vaches allaitantes, c'est un aspect du boulot qui est sympathique, mais ce n'est pas rémunérateur. Ça prend du temps, il faut attendre que la vache allaitante vêle, et puis si tu perds le veau ton année est fichue. Au final, c'est trop instable. Et puis le prix de la viande n'est pas là, merde ! Depuis deux ans, ça n'arrête pas de dégringoler. Les gens mangent peut-être moins de viande. C'est vrai qu'on assiste à une évolution sur ce qu'on met dans nos assiettes. Mais à mon avis, c'est surtout qu'à l'étalage la viande est chère. Ça devient de plus en plus un produit de luxe. Nous, on est en bout de chaîne, et chaque maillon se fait des marges de plus en plus importantes. Il y a les supermarchés bien sûr, mais aussi les abattoirs. Il ne faut pas oublier que le foie, le cœur, la langue – tous les abats – ne nous sont pas payés. Ils enlèvent ça de la bête avant de la peser. Mais eux les revendent bien, par contre. Et ça, c'est scandaleux ! La bête part à trois ou quatre euros le kilo de chez nous et elle arrive à 15-20 euros le kilo sur l'étalage. Il y a un problème.

C'est un phénomène récent ?
C'est une évolution qui a commencé il y a quelques années. Aujourd'hui, il faut travailler plus pour avoir le même revenu. De nos jours il faut investir d'avantage, le métier se mécanise beaucoup.

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Tu es inquiet pour la suite ?
Non, il faut juste travailler intelligemment, compresser les coûts au maximum. Il n'y a plus de place pour le superflu. Par exemple, on s'est posé la question du bio, mais pour commencer ça demande un investissement qu'on ne peut pas se permettre. Je reste confiant, cela dit. Moi, j'ai 50 balais et la banque continue de me prêter de l'argent pour investir et m'agrandir. S'ils avaient peur qu'on se casse la gueule, ils arrêteraient de nous financer. D'ailleurs, c'est plus facile d'obtenir un crédit pour le lait que pour la viande. Pour un litre de lait, on nous paye le même prix qu'il y a 25 ans. Certes, ça n'a pas augmenté. Mais, contrairement à la viande, ça n'a pas baissé non plus. C'est un métier où il faut être souple de toute façon, savoir s'adapter, et puis il faut savoir tout faire. Le lait fonctionne mieux que la viande ? Hop, tu investis sur le lait. Si demain ça change, on changera aussi. Mais c'est aussi ce qui fait le charme du métier. On ne s'ennuie pas. De toute façon, c'est la même chose avec le temps. On est libre, mais c'est la météo qui commande, c'est elle le grand patron. Parfois, tu as prévu quelque chose, et il se met à prévoir des cordes. Bon bah, tu t'adaptes ! Ça rend philosophe ce boulot.

Merci beaucoup, Didier.

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