Pour l’amour du zinc

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Pour l’amour du zinc

Entre 6 et 8 comptoirs sortent chaque mois des Ateliers Nectoux, l'une des dernières entreprises artisanales françaises à perpétuer la tradition bistrotière des bars en étain.

« Tu peux lui dire de se bouger, on a déjà une demi-heure dans la gueule et on a 2 heures de soudures encore ». Il est 8 h 30 dans cette pizzeria du centre du Raincy, à l'Est de Paris, et Thierry Nectoux n'a clairement pas l'intention d'y passer la journée.

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Si ce sympathique cinquantenaire s'agace, c'est parce que le comptoir en étain qui a traversé la France en camion, depuis son atelier de Dax, ne s'enclenche pas bien sur le bar central. La faute à un bout de bois qui empêche la lourde pièce de 200 kg de s'emboîter parfaitement. Le menuisier, Vincent Decot, celui que tout le monde attendait, finit par arriver. C'est lui qui a connecté Thierry Nectoux avec son client, le propriétaire de cette pizzeria depuis plus de 25 ans et qui est en train de la faire refaire de fond en comble. Très vite, Vincent identifie le problème et un coup de scie sauteuse plus tard, le comptoir en étain épouse enfin les deux piliers et le bar.

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Sans perdre une minute, Thierry Nectoux et son employé Mathias se mettent au travail : ils allument le gros réchaud installé à l'entrée du resto et posent les pointes à souder au-dessus de la flamme.

Avant de prendre les rênes des Ateliers Nectoux, le nec plus ultra mondial dans le domaine des comptoirs en étain, Thierry Nectoux a été géomètre. « Sauf qu'un jour, la boîte a coulé, et j'ai été filer un coup de main à mon père, qui était un des derniers en France à travailler l'étain fondu coulé. J'ai mis les mains dans l'étain et ça m'a plus tout de suite », se souvient-il.

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D'abord, les lingots d'étain, sa matière première, arrivent d'Indonésie. Ils sont ensuite fondus dans l'atelier familial puis coulés dans des moules anciens dont la plupart ont été fabriqués en 1880, date à laquelle le grand-père de Thierry s'est lancé dans l'artisanat de l'étain, la spécialité familiale.

« Dans les années 1960-1970, l'activité s'est tellement ralentie, que toutes les boîtes qui faisaient de l'étain ont fermé, et mon père était un des derniers qui savait le travailler », explique Thierry. Aujourd'hui, aidée par une nouvelle vague de chefs sensibles au cachet bien français de l'étain et de sa touche « bistrot », l'activité semble clairement repartie. « J'ai rencontré Yves Camdeborde dans son resto la Régalade, on a sympathisé. Il m'a pris un comptoir quand il a ouvert une affaire, et puis il m'a présenté Philippe Etchebest, qui m'en a fait faire plusieurs lui aussi. Le bouche-à-oreille m'a connecté avec toute cette génération de nouveaux chefs ».

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Entre 6 et 8 comptoirs sortent chaque mois de l'atelier Nectoux, relocalisé à Dax, sous le soleil Landais. 60 % restent en France, 40 % partent à l'étranger, principalement aux États-Unis, dans les pays scandinaves et même depuis peu, au Qatar. Si la plupart de ces comptoirs sont destinés à des professionnels de la restauration, quelques-uns atterrissent parfois chez des particuliers – entre 1000 et 1800 balles le mètre de comptoir en zinc, le prix du savoir-faire Nectoux n'est pas donné à tous : « Il y a 10 à 15 heures de boulot sur chaque pièce, tout est personnalisable, de la forme, à la profondeur de la piste en passant par la bordure et le relevage (cette petite vague qui empêche l'eau de couler sur la bordure). » Grosso modo, une « piste » en étain coûte 30 % plus cher que son équivalent en bois ou en inox. « Après, c'est une histoire de cachet… », résume Thierry Nectoux, sûr du petit effet qu'ont ses zincs sur les clients qui s'y accoudent.

Il y a bien des concurrents qui proposent de l'étain « laminé » – de fines plaques qui arrivent toutes prêtes – mais la longévité et les possibilités de personnalisation n'ont rien à voir. « C'est simple, on est deux en France et deux dans le monde à faire de l'étain coulé fondu », claque le boss pour couper court aux comparaisons.

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Retour au comptoir de la Pizzeria Santa Monica à Raincy, où Thierry et Mathias s'affairent aux finitions. La bête a coûté près de 15 000 euros. « C'était une grosse pièce, avec 2 ses piliers intégrés, plus un joint, c'est pour ça qu'on l'a attaquée à la fraîche », se marre Thierry. Mais une fois le comptoir posé, les patrons ne regrettent pas et le gérant se félicite déjà de l'initiative prise par son menuisier. « On ouvre demain, normalement », essaie-t-il même de se convaincre en regardant les ouvriers qui s'affairent encore à l'électricité ou aux peintures.

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Pendant ce temps-là, la team Nectoux jongle avec les pointes des fers à souder artisanaux en cuivre, eux aussi fabriqués dans l'atelier. Mathias s'attaque à la soudure centrale. « J'ai arrêté l'école à 16 ans, c'est mon premier boulot et ça fait déjà 9 ans », nous confie-t-il entre deux coup de frisoir, une petite lame de métal qui permet de limer l'étain en surface et qui lui donne son aspect final.

Dernière étape, le martelage : Mathias tapote énergiquement une chaîne en métal contre les zones de soudure, ce qui a pour effet de laisser de toutes petites traces à la surface du comptoir. « C'est pour que le comptoir fasse moins neuf, sinon les gens sont catastrophés quand ils font le premier pet », explique Mathias en souriant. « Certains brocanteurs avec qui je bosse me demandent de les abîmer encore plus et quand je refuse, ils y vont même à la masse parfois pour leur donner plus de vécu », renchérit Thierry.

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Un peu plus tard dans l'après-midi, on retrouve le duo dans le XVIe arrondissement de Paris. Entre-temps, ils sont allés prendre des mesures du côté de Montreuil, ont eu le temps d'aller récupérer un vieux comptoir dans un café qui refait sa déco dans le XIIe et d'avaler un truc à manger. Changement d'ambiance. Le patron, François Saumet reçoit en doudoune sans manches. Il n'en est pas à son premier « Nectoux ». « Ça doit être mon huitième », se marre-t-il pendant que Thierry se lance dans une liste des bistrots où il a déjà posé une « piste ». Pour ce dernier client de la journée, on sent que la pression du matin est sensiblement retombée. Une affaire facile : ils présentent le comptoir et cette fois-ci, il tombe parfaitement. Plus qu'une paire de rendez-vous à honorer le lendemain et très vite, ils seront de retour à Dax. « On vient à Paris deux jours toutes les deux semaines », explique le boss.

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Mais au fait, pourquoi parle-t-on de « zincs » alors que les comptoirs Nectoux sont en étain ? Thierry accueille la question en connaisseur : « Il y a deux versions pour expliquer cela. La première c'est que pendant la seconde guerre mondiale, les Allemands qui occupaient Paris enlevaient les dessus de comptoir en étain pour les fondre en amorces d'obus. Et en allemand, l'étain se dit « zinn ». Par déformation le surnom serait apparu comme ça. La seconde, c'est qu'à la reconstruction de Paris, beaucoup de toits étaient touchés et donc il y avait un paquet de plombiers zingueurs qui traditionnellement, étaient de bons clients des comptoirs. On disait souvent qu'ils ne montaient jamais à jeun sur un toit. Bon, on se bat tout le temps pour expliquer qu'il n'y a pas de zinc dans nos comptoirs, c'est oxydable et pas alimentaire, donc aucun intérêt ».

Puis, avant de grimper dans son camion, il glisse dans un ultime sourire : « Mais faut avouer que zinc, ça sonne mieux ».

Toutes les photos sont de Melvin Israël.