Une histoire illustrée de la cuisine caribéenne au Royaume-Uni

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Une histoire illustrée de la cuisine caribéenne au Royaume-Uni

À la découverte des épiceries, restaus et autres cafés caribéens qui peuplent le territoire britannique et documentent à leur manière la culture alimentaire d'une communauté.
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Plats préparés par Peppers & Spice à Dalston, un quartier du Nord-Est de Londres. L'endroit figure dans le projet « Belly Full » de Riaz Phillips. Toutes les photos sont de Riaz Phillips.

Riaz Phillips habite à Londres. Il est à la fois écrivain, photographe et fondateur de Tezeta Press, une maison d'éditions indépendante. C'est en cherchant des informations sur la culture alimentaire caribéenne en Grande-Bretagne et en constatant qu'il n'existait aucun document récent, qu'il a décidé de combler ce vide par lui-même.

Il a donc passé toute l'année à sillonner l'Angleterre, calepin en main et appareil photo autour du cou. Il s'est rendu dans des épiceries, des enseignes de restauration et des cafés caribéens pour enquêter sur cette cuisine et les gens qui la font. En découle Belly Full, un livre qui met à l'honneur une soixantaine d'enseignes anglo-caribéennes : des célèbres boulangeries de Manchester (connues pour leur hard dough bread, le pain de mie jamaïcain) jusqu'à cette petite adresse confidentielle de Londres qui prétend servir le meilleur rôti du monde.

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Alors que Riaz a lancé une campagne sur Kickstarter pour publier son bouquin, on l'a contacté pour lui poser deux trois questions sur sa passion presque viscérale pour la bouffe des Caraïbes – et aussi, on le confesse, pour qu'il nous file la meilleure adresse de Curry Goat du Royaume-Uni.

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Lenny, propriétaire du Peoples Choice à Londres, dans le quartier de Clapton.

MUNCHIES : Hé, Riaz ! Comment est-ce que tu as eu l'idée de documenter les restaurants spécialisés dans la cuisine des Caraïbes ? Riaz Phillips : D'abord parce que ma famille est originaire de la Jamaïque et des îles environnantes. Quand on est arrivé en Angleterre, la nourriture a été un vecteur essentiel de connexion avec les autres familles immigrées. Quand j'étais gosse, je vivais à Islington, dans le nord de Londres, et je passais souvent devant ces petites échoppes qui vendent de la bouffe caribéenne à emporter. Certaines d'entre elles sont toujours ouvertes aujourd'hui. Il m'arrivait d'aller de chez moi jusqu'à Peppers & Spice à Dalston à vélo, juste pour acheter un petit beignet ou un autre truc à un pound.

J'ai toujours eu le sentiment que ces endroits étaient bien plus que de simples adresses où acheter à manger. Quand vous allez dans une rôtisserie ou un fish-and-chips, par exemple, il suffit d'entrer et de sortir. Alors que dans les restaurants caribéens, les gens restent un temps fou à papoter de leur petite vie et de la famille restée au pays. J'ai toujours eu la conviction que ces endroits étaient des lieux de socialisation importants pour la communauté.

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Chez Dennis Butchers à Peckham, Londres. Rice n peas, curry goat, plantain, et calalloo chez Hi-Lo Jamaican Eating House, à Oxford.

L'année dernière, je suis allé aux Black Cultural Archives, à Brixton (Un bâtiment qui centralise la documentation sur la culture afro-anglaise, N.D.L.R). Je voulais faire des recherches dans des bouquins de cuisine pour en savoir plus sur des gens comme mes grands-parents, sur leur vécu par rapport à la nourriture. Mais je n'ai rien trouvé. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose à faire, et c'est ce qui m'a décidé. Ça tombait bien : je sais prendre des photos et je sais comment on utilise Microsoft Word.

À ton avis, pourquoi rien n'avait été fait auparavant sur le sujet ? [Par rapport à d'autres cuisines communautaires] la cuisine caribéenne a mis pas mal de temps avant d'être correctement représentée dans la culture alimentaire dominante de Grande-Bretagne. On pourrait trouver mille et une raisons à cela. Beaucoup pensent que les restaurants caribéens ont mis du temps avant d'adapter leurs recettes pour une clientèle plus large – contrairement à la nourriture chinoise d'ici, qui n'est plus du tout celle qu'on peut manger en Chine. Ou certains plats indiens qui ont été inventés de toutes pièces pour une clientèle anglaise.

Par exemple, dans le fameux Curry Goat, on met des os. Il y a un gros débat au sein de la communauté pour savoir si, oui ou non, proposer un plat sans os le rendrait appétissant pour un public plus large. Mais beaucoup voient cette adaptation comme une trahison. Eux vivants, ils ne changeront jamais leurs recettes – c'est trop important pour eux.

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Du pain à la Old Trafford Bakery, Manchester.

Qu'est-ce que tu espères accomplir avec le projet Belly Full ? Beaucoup de ceux qui apparaissent dans mon livre sont trop absorbés par leurs journées de travail pour se rendre compte qu'ils sont les acteurs d'une culture et d'une histoire. Ils arrivent à 5 heures du mat pour préparer du pain pour leurs amis, leurs familles et plein d'autres personnes de la communauté. Ils savent qu'ils font du bon boulot mais ils ne vont pas vraiment documenter ce qu'ils font. Ils ne voient pas leur activité comme je la vois, avec le point de vue d'une génération plus jeune.

Quand j'ai commencé ce projet, ce n'était que sur les plats à emporter. Mais à force de parler à ces gens et d'entendre leurs histoires, ils me parlaient tous de petites épiceries, de boulangeries et de boucheries. J'ai donc étendu mon sujet, comprenant que l'histoire devait se raconter sur un angle plus large.

J'ai également voulu me centrer sur des lieux qui ont déjà passé l'épreuve du temps et qui font partie du paysage depuis des années. Ces gens ont beaucoup plus d'anecdotes à raconter. J'en rencontre beaucoup quand je viens chercher un truc à manger. Je m'assois avec eux et on discute. Ils m'ont raconté tellement de trucs que je n'ai pas réussi à tout faire rentrer dans le livre !

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M. Phil Jr. chez Scandal à Harlesden, Londres.

Comment est-ce que tu as sélectionné les endroits qui apparaissent dans ton bouquin ? Au départ, je me suis basé sur les endroits que je connaissais depuis que j'étais petit, entre ceux que je connaissais de nom et ceux dans lesquels j'étais déjà allé.

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Ensuite, j'ai commencé à contacter des gens par email et j'ai fait des recherches sur Twitter, avec des hastags du style « curry goat » ou « rice n peas », mais ça n'a pas donné grand-chose. Après, j'ai pris mes tickets de train et je me suis rendu dans différents endroits. Je choisissais des régions où je savais qu'il y avait des communautés caribéennes implantées depuis longtemps. Je me baladais et je me laissais guider par gens dans la rue.

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Roger Fong chez Mister Patty à Harlesden, Londres.

Avec cette cuisine, c'est comme avec le foot : chacun a son endroit ou son équipe préférée. Je n'ai donc pas eu trop de mal à trouver des adresses. Il suffit de tomber sur un cuistot ou un boucher qui vous dira tout ce qu'il sait sur le quartier. Tout le monde se connaît parce que tout le monde a grandi là. Il suffit de trouver une bonne personne pour découvrir les endroits les plus anciens.

Il y a aussi de plus en plus d'adresses qui se trouvent en dehors des zones habituelles, et je voulais montrer cette évolution. Il y a par exemple The Drop à Chorlton, un quartier très tranquille de Manchester – son style très vieille Angleterre ressemble peu à ce qu'on peut voir dans le quartier traditionnel de la communauté caribéenne, Moss Side. Je voulais montrer tous ces gens et leurs aventures, et la bouffe est le moyen dont je me sers pour attirer l'attention des gens sur cette histoire et cette culture.

Parmi tous les endroits que tu as visités, lequel est le plus ancien ? Probablement la Old Trafford Bakery de Manchester. C'est une vieille boulangerie qui se trouve dans une petite rue résidentielle. Elle n'a pas bougé de là depuis les années soixante. Et je l'ai trouvée par hasard, en me baladant dans cette rue.

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Ochi chez Shepherd's Bush, Londres.

Ils tamponnent leur pain avec une gommette qui précise « depuis 1960 ». Quand j'étais à Sheffield ou ailleurs au nord de Manchester, on trouvait leur pain partout. Mais à moins d'aller nous-mêmes là-bas, c'est difficile d'en trouver ailleurs parce qu'ils ne sont pas sur Instagram ou Facebook – la méthode la plus moderne pour documenter un phénomène.

Qu'est-ce que tu as appris sur la culture pendant ton enquête ? La grande majorité des personnes que j'ai rencontrées ont commencé leur business directement chez elles, dans leur maison. Que ce soit la Old Trafford Bakery, la Sunrise Bakery à l'ouest des Midlands, le Wenty's Food Store dans l'East London, M. Patty à Harlesden ou Horizon Foods Roti dans le North London, c'est toujours la même histoire : tous ont démarré dans une cuisine et un salon. Ils faisaient à manger pour les gens autour d'eux. Et au final, ils sont devenus tellement populaires qu'ils ont pu s'installer dans de vrais magasins.

À l'époque, il fallait faire avec ce qu'on trouvait sur les marchés anglais – il fallait parfois plusieurs mois pour faire arriver de la nourriture des Caraïbes jusqu'en Angleterre. Et quand ça arrivait, c'était souvent déjà plein de moisissures. Mais aujourd'hui, il faut moins d'une semaine pour recevoir de la nourriture de là-bas jusqu'à Sheffield. Il y a aussi de grands supermarchés qui proposent des ingrédients des Caraïbes, comme Martins Good To Go.

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Wenty chez Wentys Tropical Foods, à Forest Gate.

Est-ce qu'il y a des variations de cuisines d'une région à l'autre ? À Londres, on trouve beaucoup d'endroits qui font de la fusion entre les cuisines caribéenne et latine ou africaine. Il y a aussi beaucoup d'endroits qui ne servent que de la cuisine caribéenne pure et dure, sans adaptation occidentale. Alors que quand on se rend dans des plus petites villes comme à Huddersfield, ou vers Sheffield ou Leeds ou dans quelques quartiers de Manchester, on se rend compte qu'ils incorporent plus les habitudes alimentaires anglaises à leurs menus. C'est pour attirer les clients. Ils peuvent par exemple proposer des fish and chips ou des sandwichs et aussi des desserts anglais.

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Russells à Birmingham.

Quelle a été la réaction du public à ton projet ? Toutes les personnes qui ont participé m'ont beaucoup soutenu. Toutes m'ont dit qu'elles étaient étonnées que personne n'ait fait ça avant. Elles reconnaissent l'importance de leur culture et de leur histoire mais déplore que personne n'ait le temps… c'est pour ça que j'ai mis un an à tout organiser.

J'espère que ça va bien marcher et que je pourrais sortir un second volume. J'aurais voulu inclure encore plus d'adresses dans ce livre.

Merci Riaz, et bonne chance pour le livre !