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Toutes les photos sont de Victor Llorente.
Food

Avec le fermier qui veut produire du lait pour les végans

Aux États-Unis, la plupart des exploitations laitières font faillite. Nimai Pandit souhaite produire du « lait éthique » pour ouvrir une nouvelle voie.
Bettina Makalintal
Brooklyn, US
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

New Paltz, État de New York. Sept vaches se prélassent au soleil dans la brise de l'automne. Nimai Pandit entre dans l’enclos et l’une d’elles approche. Elle s'appelle Yogamaya et réclame des caresses. Nimai lui gratte le sommet de la tête. Quand il s'arrête, elle le pousse avec son museau. « Elles adorent le contact humain. »

En avril 2016, Nimai et son épouse, Ashley Scott, fondent Gopal Farm, une ferme qui s’étend sur 36 hectares de terres dans la vallée de l'Hudson. Leur principe directeur ? L’amour des vaches, qui fait cruellement défaut dans les autres établissements. Seulement la vente de lait nécessite des permis, des infrastructures et de l'argent, alors le couple décide de cultiver des légumes en attendant de s’établir et de récolter les fonds nécessaires à son exploitation laitière.

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La saison de croissance 2019 étant terminée, Nimai peut enfin se consacrer à son projet initial. D’ici juin 2020, il prévoit de commercialiser du lait « éthique ». Du lait qui, selon lui, contourne même les préoccupations des végans. « Nous voulons cibler des gens qui seront capables de comprendre le temps et les efforts que nous fournissons pour leur apporter du lait éthique », me dit Nimai. À Gopal, les animaux ne connaîtront jamais l’abattoir. Les veaux deviendront des boeufs robustes et leurs mères finiront leurs vieux jours à paître librement. Dix pour cent des profits du lait seront réinvestis dans les soins apportés aux vaches. Nimai est convaincu que les gens seront prêts à payer plus cher pour son lait éthique, et il vaut mieux pour lui, car tout son projet en dépend.

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Nimai est né en Inde. En 1994, il s’installe dans le Kentucky, aux États-Unis, avec l’intention de travailler dans le secteur informatique. En 1996, son colocataire fait une dépression nerveuse. Déconcerté par sa propre vie, Nimai retourne dans son pays d'origine pour rejoindre un ashram, où il se convertit à l’hindouisme. Nouvel adepte d'une foi qui considère les vaches comme sacrées, il renonce à la viande et se forme à la cuisine indienne des temples.

En 2000, il s'installe à New York. Son séjour en Inde l’a rendu beaucoup plus critique à l'égard de son alimentation. « J’ai commencé à prendre en compte certains éléments : la qualité, l'origine, l’éthique. Je voulais de bons produits, et pas seulement au niveau du goût », dit-il. Il rencontre Ashley Scott à Union Square Park peu de temps après et, très vite, ils se lient d'amitié autour de leur intérêt commun pour la nourriture saine. Aujourd'hui, le couple vend des légumes dans ce même parc une fois par semaine.

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En 2008, sur une suggestion d’Ashley, le couple commence à visiter des fermes laitières en Pennsylvanie. « Même si les éleveurs étaient sensibles et consciencieux, ils envoyaient quand même les vaches âgées et les veaux à l'abattoir. Cette réalité nous a beaucoup attristés », se rappelle Nimai. Pour lui, les vaches étaient traitées comme des machines, avant d’être réparées ou jetées une fois cassées. Bien que les vaches puissent vivre jusqu'à vingt ans, la durée de vie moyenne d'une vache laitière américaine est aujourd'hui de quatre à six ans.

L’aspect économique était tout aussi effrayant. Entre la nourriture, l’étable, les factures vétérinaires, la traite, la transformation du lait et le travail humain, avoir des vaches coûte cher. Ces coûts sont pondérés par les possibilités de faire du profit : le lait que les vaches produisent de leur vivant ; la viande qu'elles deviennent à leur mort. Il n'est pas possible de garder des vaches improductives dans une industrie où la chute constante des prix et des salaires entraîne la fermeture des fermes à travers le pays. L'État de New York a perdu plus de 1 600 fermes laitières à lui seul entre 2006 et 2016.

« J’avais entendu dire qu’en Inde, les gens pratiquent une agriculture éthique », explique Nimai. En effet, l'abattage des vaches est passible d’amende, voire d'emprisonnement, dans bon nombre d’États et territoires indiens. En 2009, le couple s’y rend afin d'acquérir une expérience de terrain, mais les choses commencent mal. Dans le système de castes, ils sont perçus comme instruits et fortunés, de sorte que les agriculteurs de classes jugées inférieures refusent de les embaucher. L'année suivante, l'occasion de reprendre une ferme laitière à but non lucratif se présente à eux. Elle se trouve à Jaisalmer, une ville du nord-ouest du Rajasthan, où Nimai a grandi.

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De nombreuses fermes laitières vendent leurs veaux au marché de la viande. À Gopal, en revanche, Nimai prévoit de les garder, comme il l'a fait avec Karan, qui a déjà un an.

Ce nouveau rôle permet à Nimai d’apprendre plein de choses. Bien que sa mère lui ait enseigné les pratiques ayurvédiques dès son plus jeune âge, elle ne connaissait pas encore les méthodes de l’agriculture ayurvédique, comme l'urine de vache pour enrichir le sol, la bouse pour conserver les graines et l'huile de neem pour prévenir l’infestation d’organismes nuisibles. « Mais la chose la plus importante que ces éleveurs m’ont apprise, c'est l'amour des animaux, qu'ils traitent comme des membres de leur famille. La vache a le même statut que la mère. »

Nimai n'est pas le seul à repenser le système actuel de production laitière. Alors que de plus en plus de gens sont conscients des conséquences environnementales, animales et humaines liées à la consommation de produits d'origine animale, le lait fait l'objet de toutes les attentions. Les ventes de lait sans lactose ont augmenté de 61 pour cent entre 2012 et 2017, ce qui a même conduit les producteurs à opter pour les noix de cajou au lieu des vaches. Une startup de la baie de San Francisco espère même être en mesure de produire du lait de vache sans vaches grâce à un processus de fermentation permettant de créer des protéines de lait dans un laboratoire. Aux États-Unis, la consommation annuelle de lait par habitant est passée de 89 kg en 2000 à 80 kg en 2010. L’an dernier, ce chiffre est tombé à 66 kg.

« La chose la plus importante que ces éleveurs m’ont apprise, c'est l'amour des animaux, qu'ils traitent comme des membres de leur famille » – Nimai Pandit

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Nimai veut offrir une option viable à ceux qui ont un avis critique sur la consommation de lait. « J’aimerais que ce type d'agriculture éthique soit un modèle adopté par d'autres producteurs de lait, dit-il. C'est une réalité à laquelle les agriculteurs sont confrontés. Beaucoup d'entre eux font faillite. Si les végans ne veulent pas boire du lait pour des raisons éthiques, pourquoi ne pas leur offrir une alternative ? »

Mais derrière cette éthique se cache un réseau complexe de valeurs individuelles. Je contacte la Northeast Dairy Producers Association pour comprendre comment le modèle de Gopal s'intègre à l'industrie laitière de l'État de New York. « Les producteurs laitiers sont éthiques », me répond la directrice générale, Tonya Van Slyke. Contrairement aux appellations « bio » ou « commerce équitable », il n'existe aucun critère ou label officiel pour la catégorie « éthique ». Nimai, de son côté, refuse de qualifier d’« éthiques » ou d’« humaines » des fermes qui continuent de pratiquer l’abattage.

Depuis leur retour aux États-Unis en 2012, Nimai et Ashley se concentrent entièrement sur la production de ce type de lait. En 2008 déjà, Nimai avait fondé la société de distribution Ayurveda, destinée à collecter des fonds pour la ferme. En 2016, le couple, désormais marié, achète le terrain de New Paltz. La ferme se compose d’une maison, d’une grange, d’une serre et d’un petit bâtiment pour Ayurveda.

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Le printemps prochain, ils construiront un local de traite et un espace pour la pasteurisation et la mise en bouteille. En raison de la législation de l'État, tout le lait cru qu’ils produisent jusqu'à présent est destiné à un usage personnel uniquement.

Lorsque je visite la ferme en octobre, le troupeau est allongé dans l'herbe qui abonde encore. L'industrie laitière américaine repose presque exclusivement sur la vache Holstein et, dans une moindre mesure, sur la Jersey, mais Nimai entend plutôt travailler avec des races inscrites sur la liste de surveillance du Livestock Conservancy, comme ses Dutch Belted et ses Guernesey, pour éviter les problèmes génétiques des races plus populaires. Et bientôt, il fera l’acquisition de trois Milking Devon dans une ferme du Vermont.

Nimai reçoit des offres de dons d'animaux, mais il n’accepte aucune vache ayant vécu dans une ferme laitière industrielle, en raison des facteurs de stress environnementaux et des problèmes de santé qui y sont associés. « Pour nous, c'est un gros problème, parce que dans une ferme normale, s’il y a un problème avec une vache, on l'envoie directement à l'abattoir, or, nous ne cautionnons pas cela », dit-il.

Travailler avec des races patrimoniales a ses inconvénients. La Holstein prédomine dans l'industrie pour une raison : elle produit environ 10 122 litres de lait par an, contre 6 000 pour la Guernesey. Parce que les fermes voisines possèdent principalement des Jersey, Nimai peine à trouver des mâles admissibles à la reproduction et doit inséminer ses vaches artificiellement avec du sperme provenant de troupeaux inscrits dans un registre généalogique.

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La fécondation fait partie intégrante de l'élevage laitier, étant donné que les vaches ne produisent du lait qu'après la mise bas. L'accouplement peut se produire naturellement, mais le plus souvent, les vaches sont inséminées artificiellement, une pratique que certains défenseurs des droits des animaux trouvent inacceptable. Si la séléction du sperme permet à certains agriculteurs de jouer à Dieu, la reproduction naturelle engendre des femelles et des mâles. Mais parce qu’ils ne donnent pas de lait, les mâles sont généralement vendus pour leur viande.

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Les deux mâles de Gopal étaient des additions involontaires, mais Nimai se devait de les garder. Kunti, la chef du troupeau, a donné naissance à Bhima, un taureau de trois ans et demi aujourd’hui, peu avant son arrivée à la ferme. « Son ancien propriétaire m'a demandé : “Vous achetez la vache. Avez-vous vraiment besoin du veau ?" » se souvient Nimai. Aujourd’hui, il serait incapable de s’en séparer. « C’est mon préféré. C'est mon premier fils. »

Bhima a gagné un frère en mars 2018, quand Ashley a décidé de sauver un veau baptisé Karan. Lorsque Bhima et Karan seront adultes, ils pourront faire du travail de traction ou faire fonctionner le ghani, une technique indienne traditionnelle de broyage des graines oléagineuses. La nature nous dira si, à terme, d’autres mâles arriveront, ce qui est très probable.

Nimai déplore ce qu'il considère comme un manque de compassion dans le secteur. Au lieu de séparer immédiatement les veaux de leur mère, ce qui sert en partie à réserver le lait commercialisable de la vache, il les laisse ensemble pendant quinze jours, après quoi le veau tète sa mère deux fois par jour pendant environ six mois. Selon lui, un des arguments le plus souvent avancés par les végans est que le lait de vache devrait être destiné à leur progéniture uniquement. Mais il évoque une époque où Bhima buvait autant de lait qu'il le voulait, au point où ça lui causait la diarrhée parce qu'il en consommait trop. Pour Nimai, c’est la preuve que la mère produit plus de lait que nécessaire. Après avoir donné sa ration au veau, il assure qu'il restait beaucoup de lait dans les trois autres mamelles.

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Une fois la ferme établie, Nimai aura dix vaches qui produiront environ 150 litres de lait par jour. C'est une production à petite échelle, mais il pense que les ventes compenseront. Quatres litres de son lait coûteront environ 17 dollars (15,50 euros), dont dix pour cent seront réservés aux soins des animaux. Ce n'est pas un produit que n'importe qui va acheter dans un supermarché.

Aussi louables que soient les intentions de Nimai, les experts des deux côtés voient son entreprise avec scepticisme. L'objectif est de produire du lait conforme à l'éthique des végans, mais la théoricienne féministe et végan Carol J. Adams, auteure de The Sexual Politics of Meat, est méfiante. « Il part du principe erroné que les végans cherchent des moyens de consommer le matériel d'allaitement d'une vache, dit-elle. Il y a cette idée que nous, végans, cherchons une issue éthique… mais nous sommes parfaitement heureux comme ça. »

Selon elle, exploiter des animaux pour quelque entreprise que ce soit est fondamentalement contraire à l'éthique. « Reconnaissons que ce qu'il tente d'améliorer, ce ne sont que quelques-uns des problèmes de l'industrie laitière, poursuit-elle. L'hypothèse est qu'il est possible d'atténuer les dommages de ce secteur. Mais pourquoi les atténuer ? Pourquoi ne pas tout simplement renoncer au lait ? »

À l'autre extrême, les experts de l'industrie expriment eux aussi une certaine réticence. Thomas Overton, professeur de sciences animales à l'université Cornell, souligne certains défis potentiels en matière de gestion. L'une des raisons pour lesquelles les veaux sont séparés de leur mère, par exemple, est que la mère peut être traite pour son colostrum, le lait qu’elle sécrète en fin de gestation. Dans l’idéal, le veau devrait en boire les trois quarts au cours des quatre premières heures de sa vie afin de développer une immunité. Cela peut être garanti si le veau est nourri par un éleveur, selon Overton, mais pas si le veau est livré à lui-même pour se nourrir.

C'est le marché qui décidera si un modèle comme celui de Gopal est viable économiquement. « Dans cette société, si quelqu'un peut créer un marché de niche et a un produit pour lequel les consommateurs sont prêts à payer plus cher que d'ordinaire, alors il aura plus de pouvoir », dit Overton.

Bien que certains consommateurs soient effectivement prêts à payer plus cher pour du lait « riche en attributs », le marché est limité, estime Marin Bozic, professeur en économie du marketing des produits laitiers à l'université du Minnesota. Les produits bio ne représentent qu'environ cinq pour cent des ventes totales de lait. « Il se peut qu'un petit segment de la population soit prêt à payer plus cher pour du lait annoncé comme "éthique", mais il s'agit d'un très petit marché », conclut-il.

En attendant, Nimai prend plaisir à s’occuper de ses animaux, qu’il considère comme ses enfants. Pour lui, chaque vache a sa propre personnalité et ses préférences ; ce sont des bêtes intelligentes, mais qui ont besoin d'un peu d'aide.

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