L'homme qui voulait que l'on coupe Internet 5 minutes pour réapprendre à cuisiner

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L'homme qui voulait que l'on coupe Internet 5 minutes pour réapprendre à cuisiner

On a parlé retour aux sources et cuisine primitive avec Michael Pollan, journaliste et auteur à succès qui vient de signer Cooked, le dernier documentaire Netflix sur la bouffe.

Michael Pollan est l'un des gourous du mouvement slow food aux États-Unis. Ça fait un petit bail déjà qu'il s'obstine à faire comprendre à ses compatriotes qu'il faudrait peut-être y aller mollo sur les paquets de chips et commencer à faire attention aux (vrais) aliments. Pour lui, l'avenir de l'alimentation passe par exemple par des haricots issus de la culture biologique, des lardons qui viennent d'un animal élevé en plein air ou encore, une pâte à pain faite avec une farine moulue localement et que l'on aura laissé à lever pendant plusieurs heures. Dans le monde rêvé de Pollan, nous romprons ce pain quotidien autour d'une table en compagnie de nos proches et nous ferons attention à la provenance des produits que nous mettons dans notre bouche. Finis les plats surgelés balancés à l'arrache dans le micro-ondes et avalés entre deux coupures pub.

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Ce combat, Pollan le mène depuis quelques années dans les bouquins qu'il a publiés : La Botanique du Désir, Le Dilemme de l'omnivore ou encore Nutrition, mensonges et propagande. Ses enquêtes ont porté sur des fermes industrielles, des additifs aux noms imprononçables et sur tous les intérêts économiques qui viennent perturber notre alimentation. Il répète souvent son credo à qui veut l'entendre : « Mangez de la nourriture, mais pas trop. Et surtout des plantes. »

Cooked, la dernière production de Pollan, est un documentaire en quatre parties conçu avec Alex Gibney (réalisateur et producteur oscarisé pour Un taxi pour l'enfer) et disponible sur Netflix. Le documentaire s'inspire du livre du même nom que Pollan a publié en 2013. La série met en lumière le fait que la cuisine des aliments est devenue une activité secondaire dans la vie des Américains alors qu'il en va tout autrement dans d'autres régions du monde.

« Le fait de prendre du temps ou non pour faire la cuisine est un bon révélateur de priorités, m'explique Pollan au téléphone. C'est très facile de ne pas cuisiner. Mais depuis dix ans, on a tous trouvé assez de temps pour passer entre deux et cinq heures par jour sur internet. »

Chaque épisode (produits successivement par Stacey Offman, Caroline Suh, Lisa Sihimura et Adam Del Deo) se concentre sur un élément fondamental de la cuisine : le feu, l'eau, l'air et la terre. Comme dans les livres de Pollan, les sujets sont traités de manière interdisciplinaire : l'histoire et l'anthropologie côtoient la chimie et les politiques consacrées à l'alimentation – on trouve aussi une bonne dose de doigts accusateurs pointés ici et là (et de gros plans sur des doigts qui cuisinent, on vous rassure).

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Avec une certaine justesse, un commentaire anonyme sur Youtube révèle à quel point le trailer de la série peut nous renvoyer à notre propre alimentation : « Ça a vraiment l'air intéressant mais c'est le genre de vidéo qui va me faire culpabiliser sur ce que je prépare à manger tous les soirs. »

C'est aussi ça le but de ce documentaire : éveiller les consciences pour changer les mauvaises habitudes alimentaires. Il ne fallait pas en attendre moins de la part de celui qui n'hésite pas à conseiller aux gens de « sortir le plus vite possibles du supermarché », pour reprendre le titre de l'un de ses chapitres.

Au fil des années et des coups de gueules, Pollan s'est évidemment attiré quelques critiques. Ses détracteurs ont notamment reproché d'être déconnecté de la réalité. En prônant le retour à une consommation plus locale, il s'est fait le chantre d'un idéal assez inadapté aux Américains les plus modestes dont le pouvoir d'achat limité ne permet pas d'accéder aux meilleurs produits. D'autres ont attaqué son interprétation de l'histoire des cuisines et des luttes de genres qui s'y sont déroulées. Dans un article de 2013, Emily Matchar s'en est prise à la nostalgie culinaire de Pollan en arguant que « contrairement au mythe de l'arrière-arrière-grand-mère bien portante et souriante, faire la cuisine a rarement été une source d'épanouissement, historiquement parlant ».

On retrouve cette nostalgie de la cuisine de grand-mère dans Cooked, aussi bien dans le livre que dans la série documentaire. Dans le livre, Pollan soutient que « voir nos mères en cuisine constitue pour beaucoup d'entre nous un souvenir agréable ». Dans la série, le spectateur apprend que Pollan a passé, enfant, un été idyllique à Martha's Vineyard à s'occuper de son cochon domestique avant de le donner à son voisin, le chanteur de folk James Taylor. C'est en quelque sorte comme si vous expliquiez que vos parents avaient une résidence secondaire à St Tropez et que vous avez un jour refilé votre cochon d'Inde à Brigitte Bardot.

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Cooked

Photos : Netflix.

Mais les épisodes contrebalancent le côté un peu mièvre de Pollan par des scènes époustouflantes de chasse, de cuisine ou de grandes tablées. Car dans Cooked, manger n'est pas qu'un prétexte pour se réunir autour d'un foyer rougeoyant. On nous embarque par exemple à Marrakech, pour y voir une mère préparer un khubz à la main pour que son fils aille faire cuire le pâton dans le four communautaire. On s'invite chez les Martu, une communauté aborigène d'Australie-Occidentale, qui chassent les varans et cuisent les dindes sauvages en les enterrant dans les cendres de leur foyer. Ces scènes tranchent avec la jolie maison de Pollan à Berkeley dans laquelle sont filmées les interviews pour nous plonger dans le monde réel – là où les gens cuisinent encore comme les générations précédentes.

La série arrive merveilleusement bien à dépeindre ces gens qui appréhendent la nourriture comme plus qu'une simple denrée ou un business : il y a Ed Mitchell, ce pitmaster respecté, ou encore Nathan Myhrvold, un surdoué connu pour son Modernist Cuisine et aussi Eliza MacLean, qui élève des cochons rares en plein air à la Cane Creek Farm en Caroline du Nord.

Pollan semble porter une attention toute particulière à ce rapport nostalgique que les gens peuvent entretenir avec la bouffe : « Je pense que nous vivons à une époque où les gens veulent se souvenir de leur culture après une période où ils ont cherché à l'oublier. Donc pour ceux qui se posent la question, 'd'où vient ma nourriture ? Comment a-t-elle été fabriquée ?' ce film risque d'être intéressant. »

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On pouvait s'attendre à ce que l'épisode dédié au feu et au barbecue évoque les conditions abjectes de certains élevages industriels. Et compte tenu du parti pris du documentaire – celui de révéler l'envers du décor de notre alimentation –, j'ai demandé à Pollan pourquoi on ne voyait jamais l'un des (adorables) cochons d'Eliza se faire tuer.

« On aurait pu montrer des images d'abattages, ça n'aurait pas été compliqué et je ne m'y serais pas opposé, me confie Pollan. Mais on voit déjà pas mal de scènes difficiles à regarder, ce n'est pas du food porn. Il faut s'accrocher avant d'arriver à la fin, quand cette femme déguste sa première bouchée de porc. L'épisode montre bien l'ambivalence de la viande : la préparer est un processus émotionnellement complexe. »

Il est certain que la série pourra donner une nouvelle perspective sur la viande à ceux qui ont plus l'habitude de regarder MasterChef que des documentaires chocs sur la viande industrielle tel que Food,Inc. Mais la viande (et le rapport un peu dégoûté que l'on entretient souvent avec elle) n'est qu'un des thèmes abordés dans Cooked. Les quatre heures de vidéo mettent en lumière une bonne partie du brouillard dans lequel se mêlent économie, tradition et goût et qui fonde notre approche contemporaine de l'alimentation.

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Si Cooked a un défaut, c'est qu'à part conseiller aux gens de passer plus de temps en cuisine, il ne propose pas de solution concrète pour le faire. Quand j'ai demandé à Pollan s'il avait une idée de l'heure à laquelle un parent débordé (comprendre qui rentre tard du boulot et qui doit faire la bouffe à ses gosses) pourrait trouver un moment pour préparer des repas à la maison, il a repris son éternel discours sur les priorités [dans la vie].

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« On sait trouver du temps pour les choses que l'on estime importantes, me dit-il. Le message du film, c'est : 'voyez comme c'est important. Voyez tous les avantages que la cuisine recèle. C'est stimulant intellectuellement, c'est sensuel. Vous pouvez peut-être trouver un peu de temps pour ça. Je sais bien que l'on travaille de plus en plus, on n'a plus le temps de rien, mais je pense aussi que c'est une excuse, une histoire que l'industrie agroalimentaire veut nous faire croire. Et avant de l'accepter, [on devrait] se demander s'il n'y a vraiment aucun moyen de cuisiner un peu plus. Un soir dans la semaine, est-ce que je peux faire la cuisine chez moi ? »

Pollan reconnaît que la série montre souvent « des expériences primitives essentielles » et que ces dernières n'inspireront probablement pas les spectateurs à éventrer un varan ou à construire un barbecue dans leur jardin.

« Le film est ambitieux. Mais faire à manger chez soi n'a rien d'ambitieux. Il ne s'agit pas de faire un plat comme ceux des restaurants ou des émissions télé. Le foodporn est quelque chose de très intimidant et chronophage. Mon repas du mercredi soir me prend vingt minutes à préparer. Appeler un restaurant pour commander ne prend pas moins de temps si l'on considère le temps passé à lire le menu et celui à attendre le livreur. Mais c'est sans doute plus facile, et en plus on peut regarder une émission culinaire en attendant le livreur. »

Pollan croit que cet engouement récent pour la livraison à domicile s'explique par la fainéantise. Pour lui, c'est parce que l'on a perdu une partie de nos connaissances gastronomiques que nous ne ressentons plus le besoin d'être dans nos cuisines et que nous préférons les plats préparés.

« Il faudrait qu'on apprenne à cuisine dans les écoles pour que tout le monde se rende compte que rôtir un poulet est d'une simplicité enfantine. Si vous savez rôtir un poulet, ça vous fait déjà trois repas. Et vous savez quoi ? Ce n'est pas de la physique quantique. »