Le secret de la cuisine, c'est de surprendre par les sentiments

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Le secret de la cuisine, c'est de surprendre par les sentiments

Dans le restaurant d'André Chiang, à Singapour, le menu change tous les jours et les plats sont construits autour de 8 éléments qui renvoient à des émotions.

J'ai grandi dans une famille d'artistes. Ma mère était chef et tenait un restaurant chinois au Japon, mon père était calligraphe chinois ; mon frère est acteur, ma sœur est styliste et contrairement à moi, ils ont su très tôt ce qu'ils voulaient faire dans la vie. Quand j'ai eu 13 ans, je me suis dit qu'un jour, je reprendrai le restaurant familial. J'ai commencé à apprendre les bases de la cuisine chinoise aux côtés de ma mère et deux ans plus tard, j'ai annoncé à mes parents que j'avais envie d'aller découvrir le monde : je connaissais bien la cuisine chinoise (parce que j'étais né dedans), je comprenais la cuisine japonaise (parce que j'y habitais) mais je ne connaissais rien de la cuisine française qui me paraissait alors inaccessible.

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C'est comme ça que j'ai débarqué en France, à 15 ans. Pour être honnête, c'est comme si j'avais atterri sur une autre planète. Tout était à l'opposé de ce que j'avais appris avec ma mère : j'avais l'habitude de travailler toujours les mêmes produits, peu importe la période de l'année et là j'arrivais en France et mes chefs (Jacques et Laurent Pourcel, chefs du Jardin des Sens, à Montpellier) me disaient : « André, on va aller au marché et on va prendre des produits de saison. Tu dois sentir les aliments et avoir des sentiments différents, toujours en fonction des saisons. » C'était la première fois que l'on me demandait de faire appel à mon imagination et la première fois que l'on me demandait mon avis tout court.

Ce que j'avais envie de faire, ce n'était plus seulement de reproduire ce que l'on me montrait, mais bien de créer.

Plus tard, je découvrais que derrière chaque technique et chaque plat de la cuisine française, il y avait une histoire et ça m'a fasciné. Petit à petit, j'ai appris à appréhender la notion de création en cuisine et de plus en plus, tout ça faisait écho au milieu artistique dans lequel j'avais grandi – c'est comme si d'un seul coup, tout avait du sens. À partir de ce moment, j'ai su que ce que j'avais envie de faire, ce n'était plus seulement de reproduire ce que l'on me montrait, mais bien de créer.

C'est le même raisonnement qui m'accompagne aujourd'hui au Restaurant André, à Singapour : chaque décision, chaque combinaison de saveur et chaque plat découlent des expériences passées. Notre grande force, c'est de ne pas être dépendants d'une carte fixe, ni de recettes préétablies : le menu est renouvelé au jour le jour en fonction des arrivages et de nos inspirations. Tous les plats qui sortent des cuisines sont construits autour de huit éléments de base qui renvoient à des sensations, à des émotions et à notre façon de voir la cuisine : la Pureté, le Sel, l'Artisanat, le Sud (de la France), la Texture, l'Unicité, la Mémoire et enfin, le Terroir.

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L'ensemble de ces huit éléments forment l'octaphilosophie. L'octaphilosophie, c'est notre ADN, c'est à la fois notre signature et un filtre qui nous sert au quotidien pour donner du sens à notre cuisine.

Quand on parle de « Pureté », par exemple, on ne cherche pas spécialement à aller vers le minimalisme ou la simplicité : on cherche plutôt à aller à l'essentiel. Quand on crée un plat, on obtient toujours un premier jet très chargé, très dense. Entrée l'idée de départ et le rendu final, on se perd parfois un peu en route. Notre travail, c'est d'enlever progressivement tous les ingrédients qui ne sont pas nécessaires pour ne garder que ce qu'il y a de plus pur.

Est-ce que la cuisine est uniquement conditionnée par l'endroit dans lequel on vit ou est-ce que c'est plus la façon dont on évolue dans cet environnement qui l'influence ?

Quand on parle de « Mémoire », on cherche à raviver les souvenirs et les émotions. Par exemple, un jour un client m'a demandé : « André, c'était quoi votre dessert préféré quand vous étiez enfant ? » Sur le moment, je n'ai pas su quoi répondre et avec le temps, cette question a fini par me hanter. Et puis un jour j'ai trouvé : ce que j'aimais, c'était manger les restes de l'appareil des gâteaux que faisait ma mère ; j'aimais l'appareil cru : la farine, l'œuf et le chocolat. Je me suis dit que j'allais créer un plat avec cette mémoire-là et ça a donné naissance au « DIY Cake ». Le dessert est servi comme ça, avec tous les éléments crus de l'appareil à gâteau, mais ce qui est intéressant, c'est que chaque élément est cuisiné en trompe l'œil : le « beurre » est en fait une préparation à base de pop-corn et l'œuf, une préparation à base de mélasse.

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Pour nous aider à concentrer ce genre d'idées et canaliser nos inspirations, on a installé un tableau blanc au centre de notre petite cuisine. Tous les jours, on est obligé de passer et repasser devant des centaines de fois et la règle, c'est que dès qu'on a une idée ou une combinaison originale, on doit les noter sur le tableau. Du homard avec du café et de la vanille ? Des boulettes de viande et des patates douces à la framboise ? Pourquoi pas ; ça va sur le tableau. Le fait que les combinaisons s'affichent en permanence sous nos yeux, cela nous force à réfléchir et à échanger entre nous. C'est comme ça que l'on parvient à se renouveler sans cesse.

En cuisine, le renouvellement est très important et souvent, il passe par la capacité des chefs à s'adapter à leur environnement. Il faut que l'on se pose les bonnes questions : est-ce que la cuisine est uniquement conditionnée par l'endroit dans lequel on vit ou est-ce que c'est plus la façon dont on évolue dans cet environnement qui l'influence ? Dans notre restaurant de Singapour, par exemple, il n'y a pas vraiment de saisons : on dit souvent qu'ici, les bâtiments poussent plus vite que les champignons. Du coup, plus de 90 % des produits que l'on travaille sont importés. Mais ce n'est pas parce que l'on utilise un produit local que l'on fait forcément de la cuisine locale ; ce n'est pas parce que l'on utilise des légumes qui viennent de France que la cuisine devient française ; ce n'est pas parce que l'on utilise des poissons qui viennent du Japon que l'on fait de la cuisine japonaise.

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L'expérience commence au moment où l'on décroche son téléphone pour passer une réservation.

À Singapour, on ne pourra jamais trouver tous les produits que l'on trouve en France, mais on a une autre richesse : on a accès à des produits frais que l'on ne trouve que dans cet endroit du monde – des crevettes du Japon, des herbes et des fleurs d'Australie, des champignons de Chine… Au final, la sélection que l'on fait sera toujours plus variée que si notre restaurant était situé en Europe. Pourquoi ? Parce que la liste des produits auxquels on a accès est immense. La consigne que je donne à mes fournisseurs, c'est de me livrer exclusivement les produits de première fraîcheur – du coup je ne sais jamais vraiment ce qui va arriver le matin.

Ça ressemble assez à la routine du chef quand il va faire son marché : un jour il vient chercher du loup, mais la lotte et les crevettes viennent de sortir de l'eau alors il choisit de les prendre en priorité. C'est la fraîcheur – et donc, la qualité des produits – qui décide de ce que l'on va servir aux clients.

Plus le client va être surpris par ce qu'il a dans son assiette, plus il va être marqué par son expérience. Contrairement à ce que l'on croit, l'expérience ne commence pas au moment où l'on rentre dans un restaurant pour se terminer quand on en sort : elle commence au moment même où l'on décroche son téléphone pour passer une réservation. Et elle doit continuer à vivre une fois rentré chez soi.

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Quand vous faites votre réservation, vous commencez déjà à anticiper, à imaginer ce que vous allez manger et à bouillonner d'impatience – c'est à ce moment-là que l'on plante une première petite graine qui va commencer à pousser. Le jour où vous venez chez nous, on essaie de planter plein d'autres petites graines. Par exemple, on a mis au point une préparation fermentée à base de riz, d'orge et d'épautre que l'on sert à boire avec certains de nos plats – c'est une manière d'apporter une expérience complètement différente de celle, unique, du vin.

Et puis, à la fin de votre repas, on va faire en sorte d'identifier quel est le plat qui vous a le plus marqué. À ce plat, correspond un poème ou un haïku qui sera directement imprimé sur votre addition, discrètement. Quand vous allez au restaurant, vous vivez un moment éphémère et l'addition, c'est la seule chose matérielle que vous ramenez à la maison, c'est l'un des rares souvenirs physiques de votre expérience.

Ce poème, c'est la dernière petite graine que l'on met dans votre poche – c'est peut-être quelque chose que vous allez découvrir directement en sortant de notre restaurant ou bien des mois plus tard, par hasard. Et ce jour-là, vous repenserez au repas que vous avez eu chez moi et vous aurez envie de revenir.

Propos rapportés par Léo Bourdin.

André Chiang est né à Taïwan et a grandi au Japon. À 17 ans, il part en apprentissage en France auprès des plus grands chefs étoilés comme les frères Pourcel, Pierre Gagnaire, Michel Troisgros ou Pascal Barbot. Depuis 2010, il est à la tête du Restaurant André à Singapour où il construit chaque jour son menu autour de huit éléments fondamentaux : l'artisanat, la mémoire, le sel, le sud, le terroir, la texture, la pureté et l'unicité. En 2016, il entame une tournée internationale – qui passe par son restaurant parisien, Porte 12 – pour défendre les principes de son octaphilosophie.

Octaphilosophie : Les Huit éléments du Restaurant André André Chiang (Phaidon, 49,95€).