Toute l'œuvre de Michel Houellebecq décortiquée par le menu
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Toute l'œuvre de Michel Houellebecq décortiquée par le menu

Pot-au-feu, tajine ou souris d'agneau : et si le plus grand auteur français contemporain se servait de la bouffe comme d'un marqueur identitaire et social ?

Nous mangeons trois à quatre fois par jour et c'est, après la respiration, notre relation la plus immédiate au monde. La cuisine, qui ajoute de la culture à cette nécessité biologique, est donc primordiale au sens où elle parle de notre essence ; chez Michel Houellebecq, elle ne fait pas exception à la règle. Si je devais la résumer en quelques mots, je dirais : « Générosité, saveur et diversité ».

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Mon travail sur Michel Houellebecq et sa tambouille s'est imposé comme une évidence parce qu'à chaque moment crucial de son œuvre, il y a de la nourriture. Prenez François, le héros de Soumission. Il finit par trouver son identité non pas dans la cigarette ou les étudiantes mais dans ce qu'il mange – et aussi dans la littérature. C'est une des fonctions de la cuisine chez l'auteur ; elle fixe la possibilité d'une identité. On pense au poulet korma, ce plat d'origine indienne qui était devenu le préféré des Anglais selon les sondages, ainsi qu'un symbole d'assimilation et de diversité dans le discours de Robin Cook, ancien Ministre des affaires étrangères britannique.

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C'est aussi tangible dans le passage sur la cuisine de terroir de La Carte et le territoire. Quand on regarde ce que les sociologues et les historiens en disent, on se rend compte que la notion de terroir a été fabriquée à Paris. Qu'il a fallu un regard distancié et extérieur pour lui donner une certaine valeur. Cette construction intervient au moment du développement des transports et de l'automobile. C'est quand on peut enfin accéder à cette cuisine qu'elle se met à vivre. C'est aussi à ce moment-là qu'on prend quelques éléments du patrimoine culinaire et qu'on les magnifie, qu'on les « muséifie ».

Dans les romans de Michel Houellebecq, il existe des liens entre la nourriture et le sexe, la nourriture et la mort, qui ne sont pas particulièrement évidents à première lecture. Mais le plus spectaculaire, c'est dans où le sous-texte culinaire semble dire le contraire de ce que semble prétendre le texte – ou qu'on voudrait qu'il dise.

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Il y a deux plats que tout semble opposer : le tajine, qui apparaît lors de « l'annonce de l'islamisation rampante de l'université » dans laquelle François travaille comme spécialiste de Huysmans et la souris d'agneau, pierre angulaire du repas franchouillard qui a lieu dans la ville de Martel – référence symbolique à Charles Martel. En cuisinant les deux plats à une semaine d'intervalle, pour les besoins du livre, j'avais l'impression de répéter les mêmes gestes avec la même viande. Pour moi, c'était le même à l'exception des épices qui sont différentes. Quand on entend les gens hurler sur Soumission après s'être arrêté au titre, on se dit que la cuisine à l'œuvre raconte une autre histoire.

Chez Proust, on mange beaucoup et à grand renfort de détails sur la couleur ou les textures. Houellebecq, quand il dit qu'un plat est délicieux, il est au taquet.

Le plus étonnant, c'est que dans le même repas, on sert de la croustade landaise aux pommes. Un dessert qui est fait avec de la pâte phyllo qu'on retrouve dans les baklavas, une pâtisserie orientale aussi présente dans le roman. On se dit que, si c'est un hasard, il a vraiment bien fait les choses ! Pareil avec la salade de fèves, de pissenlits et de parmesan. Toutes ces denrées méditerranéennes ne sont pas là fortuitement.

Je ne sais pas si Michel Houellebecq a voulu dire ; « Attention, nous sommes sur le point d'être envahis », certains ont voulu lui attribuer. Je sais par contre que la cuisine de Soumission nous dit tout autre chose. Pour moi, il travaille comme un prestidigitateur, agitant les mains d'un côté pour que tout le monde les regarde avant de sortir du chapeau un lapin que personne n'a vu venir.

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Je ne suis pas spécialiste de la nourriture dans la littérature donc je n'ai pas vraiment la légitimité pour parler des autres écrivains. Chez Proust, la cuisine a évidemment une place beaucoup plus importante : on y mange beaucoup et à grand renfort de détails sur la couleur ou les textures. Il y a aussi une jouissance exprimée dans ces descriptions, que ce soit le bœuf carotte dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs ou les fraises à la crème dans Du côté de chez Swann. Chez Houellebecq, quand il dit qu'un plat est délicieux, il est déjà au taquet !

Chez Zola, il y a quelque chose qui tient du réalisme et du symbolisme – comme la scène de l'oie dans L'Assommoir. Houellebecq fait vraiment un usage personnel de la cuisine. Et c'est peut-être ce qui le rapproche des écrivains du XIXe voir du début XXe. Parmi les contemporains, je ne vois pas chez qui la cuisine aurait un rôle similaire. Peut-être Annie Ernaux, mais pour des raisons de sociologie et de réflexion sur la condition de la femme. Pierre Michon, qui est un écrivain au moins aussi important que Houellebecq ne me semble pas parler de nourriture.

J'ai l'impression que la cuisine de Houellebecq s'améliore au fil des romans. Il y a, selon moi, un fossé qui est franchi après Les Particules élémentaires. On trouve alors des grands restaurants avec des plats extrêmement raffinés et compliqués. Une élévation du niveau de vie qui correspond à ce que mange Houellebecq – et peut-être aussi aux droits d'auteur.

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Je crois que le cliché déprimant de la nourriture chez l'auteur vient d'Extension du domaine de la lutte où l'on trouve peut-être les pires ingrédients. C'est une image qui est restée parce qu'il n'y a pas vraiment de conserves ailleurs dans ses romans – on peut tomber sur des surgelés mais ce n'est pas forcément mauvais. Étrangement, après Extension, il suffit qu'il écrive « poisson décongelé » pour qu'on pense que c'est dégueulasse.

Je pense qu'il est très sensible à la condition animale et qu'il est tenté par le végétarisme. Et qu'il n'y arrive pas.

À partir de Plateforme, ses personnages mangent du caviar, mais il n'a pas intégré toutes les modes gastronomiques non plus. Aucune trace de cuisine moléculaire par exemple. J'ai un collègue enseignant-chercheur qui a invité l'écrivain chez lui à l'occasion d'un colloque. Sa femme lui a fait le menu du personnage de la grand-mère dans Les Particules élémentaires : des poivrons, des farcis. Bon, Houellebecq a mangé très sérieusement mais il ne se serait aperçu de rien.

Je pense qu'il est très sensible à la condition animale et qu'il est tenté par le végétarisme. Il n'y arrive pas mais c'est une explication plausible à la présence soutenue de poissons dans sa cuisine. Je crois que c'est une question qui le préoccupe. Au tout début de La Possibilité d'une île, elle fait partie des standards de l'époque qu'il décrit avec l'acceptation du mariage homosexuel.

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Dans La Carte et le territoire, on peut aussi lire tout un développement sur les cochons qu'on ne peut pas manger parce qu'ils sont intelligents contrairement aux moutons qui sont des abrutis. Ce qui ne l'empêche pas de manger ensuite de la charcuterie ! Il demande, comme Baudelaire, le droit de se contredire. Un peu comme Sans queue ni tête, la chanson d'Alain Souchon : « Les vaches qu'on aime on les mange quand même »

Certaines recettes étaient déjà dans mon répertoire. Quand je voyais un plat que je ne connaissais pas, j'allais chercher dans des bouquins ou sur internet une dizaine de recettes. Après, comme un musicien lisant une partition, on sait généralement ce que ça va donner. Ma mère a été traiteur et ma sœur a fait l'école hôtelière donc j'ai grandi dans la cuisine. À une époque, mon père a aussi dû me faire à manger. Il me préparait du riz avec une branche de romarin et du chou rouge. C'était très nourrissant.

À Alger, j'ai mangé du couscous tous les jours pour me donner une idée du goût de celui décrit dans Les Particules élémentaires.

Il y a des recettes comme le pot-au-feu ou le couscous, où je suis allé faire un peu de théorie ou d'éthno-cuisine. Je n'avais pas forcément de tradition de pot-au-feu dans la famille donc je me suis intéressé à la cuisson des viandes pour trouver celle qui correspondait le mieux au plat. Pour le couscous j'ai eu l'occasion d'aller à Alger deux fois, et j'ai mangé du couscous tous les jours pour me donner une idée du goût de celui décrit dans Les Particules élémentaires dont le personnage, comme Houellebecq, vient d'Alger.

Une des questions que je me suis posées à la sortie de Houellebecq aux fourneaux, c'est quelle influence pouvait avoir un essai de critique littéraire sur un auteur contemporain ? Moi, ce que j'aimerais, c'est qu'il y ait beaucoup plus de débats sur le livre autour de la cuisine, qu'autour de Houellebecq ! Que les gens viennent me dire « Cette recette du pot-au-feu, ça ne va pas du tout parce que ma grand-mère le faisait différemment. ». Ou qu'ils lisent les recettes et se disent ensuite, « Tiens, il y a de la littérature autour. » D'ailleurs, si vous voulez vous jeter à l'eau, je vous conseille de commencer par la salade tomate-mozza. C'est simple et ça permet de se faire la main.

Propos rapportés par Alexis Ferenczi.

Jean-Marc Quaranta est maître de conférences à l'université d'Aix-Marseille. Il a consacré une thèse et de nombreux articles et essais à Marcel Proust mais s'attaque à un autre fin cordon-bleu de la littérature française dans Houellebecq aux fourneaux, disponible depuis le 21 avril 2016 aux Éditions Plein Jour et qui compile, en plus d'une étude approfondie de la prose de Michel, 76 recettes.

Cet article a été initialement publié en mai 2016.