Dans le Vieux-Port de Marseille avec le chef qui sert des sushis qui sortent de l'eau
Photo : Cécile Cau

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Dans le Vieux-Port de Marseille avec le chef qui sert des sushis qui sortent de l'eau

Sur un vieux rafiot des années trente à deux pas du marché aux poissons, Christian Qui capture tranquillement la méditerranée pour la mettre dans l’assiette.

En cuisine, il y a ceux qui se tapent des corvées de patates en gueulant des « oui chef ! » toute la journée sans voir le soleil. Et puis, il y a ceux qui écaillent les poissons frais du matin sur le pont d'un bateau de 30 mètres, torse poil, tranquillou, juste bercé par les vagues et le soleil avec Grace Jones à fond, le tout en regardant la Bonne Mère et les filles qui passent en bikini.

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Christian Qui dans son restaurant éphémère sur le Noctilio. Toutes les photos sont de l'auteur.

Ce tableau, c'est un peu le quotidien de Christian Qui pour qui la cuisine entre 4 murs, c'est fini ! Basta ! Depuis cet été, le chef marseillais à la tête de chez SushiQui, a mis les voiles : il a « laissé tomber » son bistrot en dur pour investir provisoirement un vieux gréement des années trente. Le genre de rafiot qui fait rêver, style Pirate des Caraïbes – sauf qu'ici Johnny Depp – aka Christian Qui – ne zigouille que les daurades.

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« À l'école hôtelière déjà, je m'étais projeté sur un bateau », se souvient le chef, « un restau flottant qui partirait en mer, que l'on prendrait pour aller se balader ».

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À deux pas du bateau, Christian Qui se ravitaille en frais sur le marché aux poissons.

Récemment, il a rencontré les proprios marseillo-suisses du Erre Noctilio qui l'ont invité à quitter la terre ferme pour investir leur bateau – et donc, lui ont permis d'exaucer son vœu. « La cuisine, ça n'est pas uniquement du ''c'est bon, c'est pas bon'' », explique le chef, « en Asie, on fait un lien avec l'esprit animal, la captation d'énergie des aliments ou l'alimentation santé. Quand tu nages, puis que tu manges des bons produits, il y a un peu de ça. Ici c'est plus simple, je suis dans un environnement hyperpositif, les choses s'ouvrent. On n'est pas dans le quotidien des gens qui poussent un chariot pour faire leurs achats ».

Réservée à chaque service par une vingtaine de personnes, la goélette, gouvernée par un marin, peut lever l'ancre. 11 h 30-16 heures pour un déj en mer, ou 17 h 30-minuit pour la version sunset-apéro. Pour Christian, c'est un gros kiff. Loin de la nouvelle mode des grosses teufs embarquées marseillaises – « même si rien n'empêche de faire la fête… » –, la Qui party s'égraine entre petits bains, petits plats et petits vins nature : « Avant, je trouvais que ces vins avaient un goût de bubble-gum. Aujourd'hui, j'aime les non filtrés, secs. Ça a vraiment goût de raisin. Les mecs qui le font sont des punks : ils valorisent de tout petits terroirs. Un jour, j'aimerais bien traverser l'Atlantique avec la cale remplie de vins nature. »

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C'est seulement quand on propose des poissons frais que l'on arrive vraiment à faire la différence. Ici, on ne vient pas avec une liste de courses. C'est beau parce que tu sais jamais ce que tu vas faire.

Quand le restaurant reste à quai, c'est la même – sans slow cruise. Accosté en face de chez les flics (à qui il tire parfois du jus), Erre accueille en douceur une dizaine de convives. Menu 100 % marin, grandes tables d'hôtes sur le pont, les plats arrivent au fur et à mesure que le soleil tombe, à la cool. « OK, je suis un peu freestyle mais je vais au marché aux poissons tous les matins ».

C'est vrai : à 9 heures, le chef arpente le port. Rares sont ceux qui, comme lui, connaissent aussi bien les Gérard, Christian, Henri et autres petits pêcheurs qui folklorisent les abords de la Canebière. « C'est de l'artisanat qui défend un rapport à l'environnement et à la saisonnalité, rien à voir avec cette pêche de chalut qui a raclé le fond pendant 3 heures. C'est de la top qualité. Si ça se trouve dans 5 ans, ils seront en marinière, payés par l'Office du Tourisme ». Là, il discute tranquille, picore 1 kg de poissons de roche par ci, 4 beaux rougets par là (« pour des clients que je veux choyer ») et de gros sars qui finiront ce soir en sashimi présentés à la japonaise (comprendre, sur l'arrête).

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Somme toute, pas grand-chose pour la dizaine de réservations. Une cuisine de peu, tout est dans la qualité du produit, « c'est seulement quand on propose des poissons frais que l'on arrive vraiment à faire la différence. Ici, on ne vient pas avec une liste de courses. C'est beau parce que tu sais jamais ce que tu vas faire ». Les jours de mistral, il y a dégun sur le port et du coup le restau est fermé. « Je fais autre chose, c'est cool de pouvoir faire ce que t'as pas eu le temps de faire ».

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Ça me fait vraiment chier de jeter les entrailles dans une poubelle. Donner les carcasses de poissons aux poissons, c'est du compostage.

Sitôt après le marché, Christian est sur le pont, à quelques centaines de mètres des pêcheurs. Sa cuisine embarquée s'exprime jusque dans l'assiette : « Présenter des poissons entiers, montrer la beauté, voir les yeux, ça choque l'urbain. »

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Les sushis de sardines du chef.

Christian Qui a bien l'intention de convertir les types bien rasés et leurs pépètes à talons « un peu thunés » au spectacle d'ikejime, cette méthode japonaise qui consiste à préparer le poisson en le vidant de son sang encore vivant. « C'est des actes ! L'intensité du moment où le temps se fige… Le fait d'être dans une cuisine ouverte induit le spectacle, la performance. Aujourd'hui les gens, ils veulent du strange, du bluffant. Quand c'est une vision vraie, pas du market, ça marche ».

À peine écaillées et vidées, les sardines sont ce soir-là montées en sushi, servies deux par personne avec une sauce à la va-vite, certes, mais parfaite.

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Le riz a été préparé l'après-midi, dans la cale, dans les règles de l'art : avec un hangari – une grande bassine cerclée de cuivre – en cèdre, un peu de vinaigre et de grandes aérations avec une immense spatule. Les coups de lames japonaises sont justes, les découpes très précises. Le menu à 50 € laisserait les gros mangeurs sur leur faim ? « C'est quoi la cuisine ? C'est du fait main, les gens ne se rendent pas compte », s'énerve le chef.

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Un sashimi de daurade.

Les anémones – maintenues vivantes dans un seau d'eau de mer – finissent aussi sec en tempura. Des plats investis déboulent comme ça, les uns après les autres, devant des convives qui ne captent peut-être pas toujours la subtilité des choses – comme quand cette mostelle frite demande à être déchiquetée directement avec les doigts.

En cuisine, l'arête d'un poisson revient parfois, sévère et dépitée, puis gicle par-dessus bord : « C'est carrément la liberté ce bateau. Tu te nourris de ce rapport à la mer. Ça me fait vraiment chier de jeter les entrailles dans une poubelle. Donner les carcasses de poissons aux poissons, c'est du compostage. »

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Les restes de la mostelle frite finiront, eux aussi, à la mer.

La soirée s'égraine rythmée par le petit clapotis et cette cuisine alanguie. Shoot de Méditerranée dans tout le corps, du bout de la langue jusqu'au bout des pieds. Plus tard, un bateau viendra casser la tranquillité du moment en rentrant au port avec un joyeux bordel musical à bord.

« Moi, j'suis pas fan des mecs en transe techno. La mer, ça se respecte », lâche notre maître sushi. Au même moment, silencieusement, une autre carcasse de poisson vole par-dessus bord.