Au cœur de l'Aubrac, sur les traces de l'aligot véritable

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Au cœur de l'Aubrac, sur les traces de l'aligot véritable

À Nasbinals, dans un petit village perdu de Lozère, Bernard Bastide perpétue la tradition de l'aligot comme son père lui a appris et son grand-père avant lui.

Au coeur de l'Aubrac, tout le monde connait Bernard Bastide. Patron de quatre hôtels et de plusieurs gîtes, il est aussi le maire de Nasbinals, un village de 500 habitants devenu un point d'encrage des randonneurs qui apprécient autant la marche sportive que la spécialité locale : l'aligot.

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Aux abords de Nasbinals. Toutes les photos sont de Jean-Luc Girod.

Monsieur Bastide, qui travaille toujours en famille, officie au Bar de la Route d'Argent, le restaurant de l'hôtel qui porte son nom depuis plusieurs générations. Si l'endroit est réputé pour son aligot de l'espace, il ne l'est pas vraiment pour son calme : le soir, entre les randonneurs rincés, ivres, ou excités avant le grand départ et les locaux accoudés au comptoir devant un match de l'ASM Clermont, l'atmosphère a de quoi réveiller les vaches sur les hauts plateaux. Lorsque l'on jette un coup d'oeil par la fenêtre au plus rude de la saison hivernale, l'église romane en granit du XI ème siècle qui fait face au restaurant pose un paysage à cheval entre les Highlands écossais et le monde de Skyrim – à la seule différence qu'à Nasbinals, vous ne croiserez pas d'elfes ivres ni d'orques menaçants.

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Bernard Bastide (à gauche) et un aligot en train d'être tiré (à droite).

En revanche, la descendance celtique de la Lozère – et plus précisément du peuple Gabale – confère à ses habitants une apparence physique de Nordiques, sûrement forgée pour moitié par la viande d'Aubrac et pour l'autre, par l'aligot, ce plat typique qui donne force et courage aux pèlerins depuis le XII ème siècle. Mais à l'époque, les moines avaient une recette différente : on servait l'aliquid, littéralement « quelque chose d'archaïque » en latin, un mélange roboratif à base de fromage et de mie de pain. Le cocktail riche en matière grasse permettait aux pélerins sur la route de Saint Jacques de Compostelle de se constituer des réserves solides pour affronter le froid du plateau de l'Aubrac, enneigé d'octobre à mai et très exposé au vent.

Au fil de l'histoire, les petites maisons de pierre locales, appelées « burons », ont progressivement été préférées aux monastères pour héberger la fabrication de fromage local, comme la tome, l'un des principaux ingrédients de l'aligot. Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que le pain est remplacé par une purée de pommes de terre pour donner cette mixture élastique que l'on savoure encore aujourd'hui. « C'était informel, c'était le plat des burons et des petites familles qui travaillaient là », commente Bernard Bastide. C'était aussi une bonne excuse pour manger comme il se doit tout en respectant la tradition chrétienne : pas de viande le vendredi, mais la peau du ventre bien tendue.

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S'il y a un personnage central dans l'histoire de Nasbinals – et par extension, dans celle de l'aligot –, c'est bien Pierre Brioude, alias Pierrounet, un rebouteux (le nom que l'on donne ici aux guérisseurs) né en 1832 et qui, grâce à ses talents occultes, a fait la renommée du village dans le monde entier. Une statue à son effigie trône encore aujourd'hui au coeur du village. Alors qu'il travaille comme buronnier, Brioude s'applique à redresser les os fracturés des brebis blessées dans la montagne. Au fur et à mesure qu'il prend le coup de main, Brioude s'essaie sur les êtres humains et on fait appel à lui pour chasser le mal et « couper le feu » . Très vite, des souffreteux venus des quatre coins du globe commencent à débarquer dans le village. C'est finalement son épouse – une aïeule de Bernard Bastide —, qui flaire le bon coup et crée une auberge pour accueillir tous ces clients potentiels.

FAITES-LE : La recette de l'aligot de l'Aubrac

L'accueil y est rudimentaire mais l'essentiel, l'aligot authentique des buronniers de l'Aubrac, y est servi copieusement. À la mort de Brioude, en 1907 — fatigué par un procès contre des médecins jaloux –, l'auberge est désertée. Le grand père de Bernard Bastide fait alors le choix de quitter l'établissement familial pour rejoindre la capitale où il devient Bougnat. Il rentre au bercail en 1921 : « C'était pas brillant. Ils n'avaient plus un rond, l'auberge tombait en décrépitude, les carreaux étaient cassés, ils ont subi. » Il faut attendre les années soixante et les congés payés pour revoir les premiers touristes pousser la porte de la Route d'Argent et réclamer un bon aligot. Contre toute attente, la demande explose le plafond et l'auberge tourne à plein régime : « Mon père il me disait toujours : faites la java mais me faites pas chier, demain c'est boulot. » Dont acte, Bernard et ses cinq frères et soeurs s'attèlent à la tâche. Bernard tentera sa chance à Paris avant de revenir très vite, comme son grand père avant lui : « Je suis un peu con, mais moi il ne faut pas m'emmerder. En ville, j'ai compris que c'était pas possible. »

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45 ans plus tard, celui qui est désormais maire de Nasbinals (et à la tête d'une entreprise d'hôtellerie prospère) ne rechigne jamais devant ce bon vieil aligot, à qui il est si intimement lié. Et quand il s'agit de bien l'acomoder, il a sa petite préférence : « Mon père a toujours pensé que ce qui allait le mieux avec l'aligot, c'était le gigot d'agneau. Je suis d'accord avec lui, je peux en manger matin midi et soir sans problème. »

La recette est simple :

[pullquote]Faire une bonne purée avec des patates Monalisa qui cuisent mais résistent un peu. « Faut pas que ça soit de la charcut' ! » précise Bernard.

Égoutter avant d'écraser la purée, ajouter le beurre, le lait, le fromage, l'ail et mélanger.

Faire cuir le gigot d'agneau au four avec des tomates, des oignons, des herbes, en faisant bien attention à déglacer son jus. « Quand la peau commence à griller, on arrose d'eau, ça fait un jus extraordinaire qui relève la saveur de l'aligot. »[/pullquote]

On aurait tendance à vouloir arroser le tout avec une bonne bouteille de vin, un Bourgogne par exemple (Nuit St Georges 2008), mais M. Bastide n'est pas de cet avis : « Ca m'intéresse pas, moi je mange ou je bois, mais je fais pas les deux. » Un choix respectable que n'a pas fait la bande de Ludivine. Pour fêter son enterrement de vie de jeune fille, cette future mariée et ses amis se sont donnés rendez-vous dans un train de nuit, la veille, au départ de Paris, pour débouler au beau milieu de l'Aubrac à 6 heures du matin. Autour de la table, chacun avait son idée du « vrai aligot » mais les pouvoirs euphorisant insoupçonnés de ce mets rendaient toute argumentation difficilement compréhensible. Pour Ludivine, « l'aligot, c'est la transversalité. Quand je mange de l'aligot, je suis dans une telle transe ». Samuel, lui, est prêt à tout pour combler le manque, « quand tu es mal, loin de chez toi, il y reste toujours l'aligot lyophilisé ».

Le lendemain matin, la joyeuse bande étaient au départ des Traces, une randonnée de 18 km à travers champ où les burons font office de points de ravitaillement en fromage de laguiole AOP, gentiane, vin chaud. Petite devinette, quelle était la récompense sur la ligne d'arrivée ? Un aligot traditionnel accompagné d'une viande d'Aubrac. La plus belle des médailles.

Baptiste démêle les fils de l'aligot à temps plein, il est sur Twitter.